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Chronique • Pour une sexologie publique

7 février 2020
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Étudier les sexualités n’a rien d’évident. Sujet tabou, sulfureux et touchant aussi bien à la morale qu’au vécu personnel, tout ce qui relève de l’intime est délicat, tant pour le rapport du chercheur ou de la chercheuse avec son terrain d’étude (Monjaret et Pugeault, 2014) que pour les personnes étudiées qui peuvent voir en eux ou en elles, une source potentielle de jugement moral ou une menace (Giard, 2015). Pourtant, malgré l’aspect sensible de ce sujet, le champ d’intervention de la sexologie – que je considère ici comme l’étude et l’intervention concernant la sexualité humaine (Brenot, 2012) au sens large et pas comme une discipline académique spécifique et distincte des sciences humaines – est en constante progression depuis une soixantaine d’années. Tout ce qui concerne l’intimité, qu’il s’agisse de l’amour, des sexualités ou des identités de genre, a connu d’importantes évolutions sous l’influence, entre autres, des théories queer (Butler, [1990] 2006; Foucault 1994) et des mouvements féministes. Ces changements ont eu des répercussions sur la manière dont les individus vivent leur vie sentimentale et sexuelle, menant à une libéralisation de l’amour et de la sexualité, et à un relâchement de la pression et du contrôle des institutions traditionnelles sur la sexualité des individus (Bozon, 2013; Weeks, 2014). De plus, la montée en puissance des milieux communautaires, par la voix d’associations et de groupes de défense de personnes marginalisées a permis une visibilité et une publicisation sans précédent de certains enjeux liés à la sexualité ou au genre, à l’instar de la campagne lancée en France en mars 2019 pour sensibiliser le grand public au clitoris (Castaing, 2019). Toutefois, si nos sociétés et les individus qui les composent ont connu d’importants changements concernant la manière d’aborder et de vivre leur sexualité, sans compter la profusion discursive et visuelle de tout ce qui touche à l’intime (Illouz, 2012), la question se pose de savoir comment s’articulent les savoirs, les pratiques et plus généralement le fonctionnement des différents domaines sexologiques et de leurs acteurs et actrices, qu’il s’agisse des personnes œuvrant dans les domaines académique, clinique ou communautaire. Chacun de ces trois secteurs, s’ils échangent parfois entre eux et s’observent assurément, reste néanmoins fortement compartimenté. Pourtant, à une époque où les enjeux liés aux sexualités au sens large – de la santé sexuelle aux identités en passant par les discriminations (Combessie et Meyer, 2013) – sont étudiés, discutés et font l’objet de nombreuses revendications, pourquoi une telle division du travail sexologique? Je montrerai ici que chacun des domaines de production du savoir sexologique que sont le clinique, qui observe au contact des personnes les manifestations de la sexualité et répond à leurs sollicitations; l’académique, qui produit des études sur la sexualité en utilisant des méthodes rigoureuses, et le communautaire, qui regroupe ici des associations de défense de personnes marginalisées ou discriminées, s’adressent, malgré une thématique commune, à des publics différents et remplissent des objectifs complémentaires, mais distincts. Toutefois, au-delà de ces divergences, ce texte sera l’occasion d’un appel à une sexologie publique, ancrée au plus près des individus.

La sexologie et ses publics

Avant de nous intéresser à la logique de chacun des trois grands milieux, penchons-nous d’abord sur la division du travail sexologique en s’inspirant des travaux du sociologue Michael Burawoy (2009). Pour ce dernier, le travail sociologique est divisé entre quatre grandes familles qui ont chacune un rapport particulier avec le public visé :

  1. La sociologie publique : le but ici est de créer un dialogue entre le ou la sociologue et le public par le biais de tribunes médiatiques, d’émissions télévisées ou radiophoniques ou encore de livres. Leurs intérêts respectifs diffèrent, mais chacun.e s’adapte à l’autre.
  2. L’expertise sociologique : il s’agit d’une sociologie qui cherche à atteindre un but fixé par un.e client.e afin de trouver des solutions à un problème donné.
  3. La sociologie académique : constituée de différents courants de recherche ayant leurs hypothèses propres, elle produit des connaissances par le biais de méthodes rigoureuses, de questions structurées et de cadres conceptuels. C’est elle qui permet l’existence des sociologies publiques et de l’expertise sociologique.
  4. La sociologie critique : elle interroge les fondements de la sociologie académique en montrant les biais et les non-dits de cette dernière. Le féminisme ou la théorie queer sont des exemples de ce type de sociologie.

Bien entendu, ces quatre types de sociologie ne sont pas hermétiques les uns par rapport aux autres et il se peut que des chercheurs et des chercheuses passent de l’un à l’autre durant leur carrière ou soient sensibles aux différentes facettes proposées par chacune de ces sociologies.

Ce concept de travail sociologique est intéressant pour comprendre son pendant sexologique, les deux disciplines étant proches par les méthodes et, parfois, par les sujets abordés. Si l’on applique cette typologie au travail sexologique, on se rend compte plus précisément des divisions qui peuvent exister entre les milieux clinique, académique et communautaire. Ainsi, la sexologie clinique peut être qualifiée d’expertise sexologique puisqu’elle répond à d’évidentes raisons pratiques et à des besoins précis par rapport aux attentes du public qui vient consulter (Giami et de Colomby, 2001). C’est par exemple le cas d’un couple ayant des difficultés à communiquer ou encore des troubles du désir : un problème est constaté et nécessite l’intervention d’un.e professionnel.le. La sexologie académique, quant à elle, se chargera de produire des connaissances par le biais de méthodes rigoureuses, permettant de légitimer les savoirs sexologiques. Enfin, l’aspect communautaire de la sexologie peut se rattacher, selon la typologie de Burawoy, à la sociologie critique tout en ayant des dimensions publiques et des expertises indéniables. Ayant pour but la défense de personnes marginalisées et/ou invisibilisées ainsi que la promotion et l’information à propos de certaines pratiques ou identités, comme c’est le cas des personnes LGBTQ+, ce que nous appellerons la « sexologie communautaire » questionne aussi bien la sexologie académique que clinique sur ses non-dits, ses oublis ou ses biais.

Si les trois grands domaines de la sexologie ne sont pas systématiquement hermétiques les uns par rapport aux autres, chacun d’eux répond à ses logiques propres. Dès lors, où se situe le problème? C’est justement par une trop grande division du travail sexologique que se situe la portée limitée de ces disciplines. Si l’aspect clinique est utile, son travail est néanmoins invisible tant pour la population que pour le domaine académique qui pourrait tirer de ses interventions de précieuses informations, utiles à la construction de leurs recherches. Si la sexologie académique est, quant à elle, indispensable pour légitimer l’intervention clinique et communautaire, elle souffre cependant de plusieurs défauts majeurs, en particulier de sa communication parfois insuffisante avec d’autres domaines par un isolement trop important, mais également de son détachement de l’expérience vécue des individus et des savoirs profanes considérés comme insuffisamment rigoureux. Enfin, la sexologie communautaire peut parfois se montrer méfiante envers les sexologies académique et clinique, accusées de cataloguer les individus qu’elles pourraient juger comme anormaux ou déviants, ce qu’elle a déjà fait (Billié et Wintrebert, 2018).

Si chacun de ces trois domaines possède ses forces et ses faiblesses, cette division peut s’avérer potentiellement problématique tant dans l'optique de susciter des débats publics que de permettre l’acquisition de savoirs, en particulier pour des populations n’y ayant pas ou difficilement accès. C’est là que l’intérêt d’une sexologie publique prend tout son sens.

Une sexologie publique au service du singulier et du collectif

Par sexologie publique, j’entends ici toute sexologie s’articulant autour d’une personne disposant d’un savoir à ce sujet et un public, pris comme une collection d’individus autonomes et indépendants (Citton, 2007), reconnaissant un sujet apparemment problématique et s’organisant pour le résoudre (Dewey, 2010). Mais de quelle sexologie publique parle-t-on? À côté de la définition de la sociologie publique que donne Michael Burawoy, qu’il qualifie de « classique », se retrouve également une deuxième qu’il nomme « sociologie publique organique », composée de sociologues travaillant avec diverses organisations, qu’il s’agisse de syndicats ou encore de groupes visant la défense de certaines personnes comme par exemple des personnes immigrées ou des personnes LGBTQ+. Si la sociologie publique classique permet une certaine forme de dialogue par sa visibilité médiatique, la sociologie publique organique, quant à elle, est le plus souvent invisible quand bien même qu’un dialogue et un processus d’éducation mutuelle naissent des rencontres et des échanges qui en découlent entre le public et les chercheuses et les chercheurs. Mais qu’en est-il de la sexologie? Si chaque domaine étudié précédemment répond à certaines problématiques qui leur sont propres et s’adresse à des publics spécifiques, une sexologie publique – qu’elle soit organique ou classique – apparaît comme plus que nécessaire. Par exemple, dans le cas d’un.e sexologue intervenant dans les médias (Blanc, 2019), le dialogue se fait entre un.e clinicien.ne et un public sans que les domaines académique et communautaire n’y soient conviés. Dans le cas d’une sexologie publique, les trois domaines pourraient intervenir afin d’offrir une information complète. L’idée n’est pas tant de promouvoir la diffusion incontrôlée de connaissances, mais au contraire, d’encourager les échanges entre les publics et les sexologues, qu’ils ou elles soient clinicien.ne.s, académiques ou communautaires, par le biais de réunions, d’ouvrages et de magazines ou encore d’espaces dédiés.

Une expérience personnelle me permettra d’expliciter les propos que j’avance ici. À la maîtrise de sociologie à l’Université de Bordeaux en 2016, je m’étais intéressé aux cours d’éducation à la sexualité dans un établissement du secondaire de la région de la Nouvelle-Aquitaine. Une enseignante de philosophie me proposa de me joindre à l’un de ses cours pour présenter mes travaux auprès d’élèves âgé.e.s d’environ 15 ans. Se retrouver face à un public aussi jeune n’avait rien d’évident tant en ce qui concernait les sujets abordés que leur technicité. Il me paraissait compliqué et inutile d’user d’un vocabulaire trop technique ou volontairement académique – ce qui aurait pu les confondre et les désintéresser – tout comme il m’est apparu néanmoins nécessaire de leur délivrer une information fiable, exhaustive et sérieuse. Les longs et nombreux échanges que nous avons eus durant deux heures ainsi que les retours de l’enseignante ont été le signe d’une séance réussie et d’un intérêt certain des adolescent.e.s pour des thématiques peu ou pas abordées durant leur scolarité (Dusseau, 2016). Est-ce que les élèves auraient retenu l’ensemble de mon propos et du vocabulaire associé? Rien n’est moins sûr. Pour autant, j’aime à penser que ma tentative de vulgarisation leur a montré qu’il était possible de parler de sexualité de manière spontanée, rigoureuse, mais néanmoins accessible. Plusieurs questions sur des expériences liées au désir et à la sexualité, bien que cela fût masqué par certaines expressions comme « j’ai un.e ami.e qui... » ou « quelqu’un que je connais... », montrent que les élèves ont su s’emparer de cette thématique tout en se montrant intéressé.e.s. En tant que candidat au doctorat en sociologie, la sexualité et l’intimité ont toujours constitué le fil rouge de mes recherches et j’ai toujours eu à cœur de transmettre à autrui ce que j’ai pu apprendre à l’université afin que ces personnes s’en emparent et s’en inspirent. Cette expérience de sexologie publique passe également par nombre de discussions informelles avec des ami.e.s ou des inconnu.e.s qui se montrent intéressé.e.s, débattent de mes recherches et les critiquent. Ces rencontres, ces échanges et les observations que j’ai pu mener au-delà de toute recherche académique ont été et demeurent des sources d’inspiration, de stimulation intellectuelle et de savoirs sans commune mesure qui m’ont permis de progresser dans mes démarches de chercheur. Bien que cet exemple soit spécifique à la France, qui possède une politique d’éducation à la sexualité différente du Québec (De Luca Barrusse et Le Den, 2016) et se doit par conséquent d’être utilisé avec prudence, il me semble néanmoins utile par rapport à la thèse que je développe ici.

C’est de cette sexologie dont nous avons besoin, vivante, toujours en mouvement, disposant d’une rigueur intellectuelle et académique, mais ouverte sur le monde, les besoins des individus et au plus près de leurs attentes.

Enfin, en plus d’une publicisation des expériences cliniques, militantes ou de recherche, cette sexologie publique que j’estime nécessaire se doit de répondre également aux questions « pour qui? » (McLung Lee, 1976) et « pour quoi? » (Lynd, 2015). Il ne s’agit pas tant de défendre la publicité de cette discipline pour le simple plaisir de diffuser des informations sans grand intérêt. Le but, au contraire, est de favoriser le dialogue entre ses différent.e.s acteurs et actrices afin d’en solidifier les connaissances et de permettre un échange élargi avec davantage de publics ainsi qu’avec, potentiellement, la société tout entière. C’est mettre à la disposition des individus un ensemble de connaissances solides, éprouvées, diverses et surtout accessibles afin qu’ils et elles puissent s’en emparer pour comprendre et maîtriser leur vie sentimentale, affective et intime. Le dynamisme d’une discipline passe par sa capacité à entrer en résonance avec son temps, se rendre utile, pratique et compréhensible aux sociétés ainsi qu’aux personnes qui la composent.

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Références
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Pour citer cette chronique :

Dusseau, F. (2020, 7 février). Pour une sexologie publique. Les 3 sex*https://les3sex.com/fr/news/1041/chronique-pour-une-sexologie-publique 

académique, communautaire, clinique, sexologie, science, étude, discipline, complémentarité, travail sexologique, collectivité, rigueur intellectuelle

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