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Témoignage • Il ne faut jamais marcher seule

28 novembre 2017
Maggie Kogut
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Les témoignages sont des textes produits par des personnes ne provenant pas obligatoirement des disciplines sexologiques ou connexes. Ces textes présentent des émotions, des perceptions et sont donc hautement subjectifs. Les opinions exprimées dans les témoignages n'engagent que leurs auteur.e.s et ne représentent en aucun cas les positions de l'organisme.

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Je marchais avec deux garçons, un de chaque côté, près de mes épaules, et je n’aimais pas ça du tout.

Si cela ne vous dit pas tout, j’explique davantage.

Le premier était très jeune, plus jeune que moi, même. Il ne savait pas trop encore ce que c’est d’être cruel. J’imagine qu’il sentait un genre d’aversion contre cela, mais il apprenait vite à l’ignorer. Et l’autre, l’autre lui il était vieux; dix-huit, dix-neuf ans, quelque chose comme ça. Il avait un tout petit nez, comme un bouton, et un grand menton rond.

En formant un trio un peu bizarre, on marchait. Bof, en fait, moi je voulais seulement rentrer chez moi. Quant à eux, je ne voulais pas trop savoir ce qu’ils faisaient là.

Plus tôt nous étions chez les Kowalscy, l’autre famille polonaise, à part la mienne, qui vivait dans ce petit village canadien.

Il y avait un genre de BBQ chez les Kowalscy, un party, je ne sais pas trop, mais pour une fois, mon père, qui cette journée-là ne trouvait aucune raison de s’engueuler contre Kowalksi (quasiment un miracle), y était.

Je me souviens que je m’ennuyais un peu à ce party d’adultes et donc, j’ai annoncé discrètement que j’allais rentrer.

« Quoi ? Comment ça ? Tu vas marcher ? C’est bien trop loin ! »

« En plus seule ? Mais c’est dangereux ! »

Je ne leur faisais pas remarquer que je marchais très bien toute seule, assez souvent même, lorsqu’ils n’étaient pas là pour s’en faire, et de plus, on était dans un village quoi ! Cela ne prend qu’une journée pour découvrir toutes ses rues, alors que moi j’avais déjà dépensé plusieurs années à les parcourir.

Peu importe, je savais bien que je pourrais me sauver, incognito, qu’ils seraient toujours en train de discuter avec toute une gravité des dangers de « marcher toute seule » alors que je serais déjà à moitié de chemin de chez moi. Justement j’étais arrivée près de la porte lorsque le gros bouffon, le plus vieux, a ouvert sa gueule, « Oh, mais Panie Kuras, nous, moi et Darek, nous pourrions l’accompagner, votre fille, l’accompagner jusqu’à la maison. »

« Ah oui ! Bien sûr ! Mais quelle bonne idée ! Magda ! Où es-tu ? Viens donc ici ! Ils vont t’accompagner chez nous ! » disait joyeusement mon père en tournant en ronde pour me trouver.

« Ah merde, je n’ai vraiment pas besoin de ça dans la vie. » Je suis certaine qu’une telle pensée a traversé mon esprit à ce moment. Je commençais à la formuler à haute voix, mais tout un gang de vieux messieurs, d’hommes et de garçons me tombaient dessus. Donc j’ai accepté, tout simplement, en leur jetant quand même un regard furieux.

Et donc nous voilà, le trio indésiré en route vers la maison de Magda. Ce n’était pas si pire que ça en fait, outre les petits commentaires de la part du bouffon,

« Et si on tourne vers la gauche ici ? Cette rue nous mènera vers le lac ! On peut aller voir le lac ! »

« Eh, mais vraiment, si on tourne à gauche on peut aller nager un peu. »

« Eh, mais vraiment, tu peux aller faire du skinny dipping ! »

« D’accord pas complètement, mais au moins pour voir les seins non? Et si on tournait à gauche ici non ? D’accord, d’accord, peut-être à la prochaine rue. »

Je me contentais de marcher un peu plus vite. Je ne sais pas trop ce qui se passait dans ma tête, mais j’ai ri. J’imagine que je voulais faire semblant de contrôler cette situation. Il ne fallait pas montrer que j’étais nerveuse.

Darek lui, le jeune, il riait aussi.

On passait près d’un petit parc, « Lion’s Park», lorsque le gros m’a prise par la main, « Eh Magda, nous sommes vraiment fatigués là, tu marches vite pour une fille ! Tu te dépêches-tu pour rentrer ? »

Il m’a trainée vers un banc en plastique, d’un bleu foncé, « OK, pas de problème, » je me disais, « C’est vrai, je courais quasiment », « On peut s’arrêter pour une minute », « Il n’y a pas de problème, on est trois quand même », « Il n’y a pas de problème ».

On était tous assis là pendant quelques secondes lorsque j’ai lancé un petit, « Bon alors, on reprend ? ». Vite j’ai commencé à me lever, mais d’un coup le gros s’est mis au-dessus de moi avec ses deux mains sur mes épaules, moi assise sur le banc, lui debout.

Panique ! Panique ! Ah grosse panique !

Vite j’ai essayé à nouveau de me mettre debout. Mais le gros idiot a plaqué ses bras contre le banc derrière moi, me bloquant dans un genre de prison formée de sa chair.

Je ne voyais que le tissu de son t-shirt, tout était rouge, mais en pure panique, j’ai aperçu un trou de lumière vers ma droite et j’y ai enfoncé un bras, je connais le karaté, vous savez. J’ai pincé son bras qui s’est immédiatement écroulé, me donnant l’occasion de me sauver du banc.

Ce serait bien si ça c’était passé comme ça, mais en réalité j’étais là durant plusieurs secondes, en train de donner de petits coups de poing comme une merde, contre un bras de gorille qui refusait absolument de bouger.

Finalement, riant un peu, il m’a relâchée et immédiatement j’ai sauté du banc et j'ai continué à marcher, en toute vitesse, sans eux, mon visage tout rouge.

Malheur.

Ils me suivaient, tous les deux, en riant.

« Ehhhhh calme-toi ! On niaisait ! Hey attends ! » 

Je continuais à marcher tout droit, aussi vite que possible.

Malheur.

Ils me suivaient toujours.

« Fuck. Off.» 

Ils sont sortis tous seuls, ces mots, calmes, mais sinistres. Ça les faisait rire. « Oh Magda ! Pourquoi ces mots-là ? Allez ! Pourquoi tu te fâches-tu comme ça ? »

Enragée, aveugle à tout, je suis finalement arrivée chez moi, m’enfonçant à travers la porte. Eh oui, les deux garçons me suivaient toujours et sont rentrés tout de suite après moi. Mais non ce n’était pas comme ça, celui qui était plus jeune attendait dehors. Il jugeait qu’ils n’étaient pas à leur place dans la maison de mes parents, mais il n’osait pas le dire au gros, qui refusait de partir.

Justement, moi j’essayais de dire au revoir, et de pousser le fou vers la porte, mais il répétait sans cesse qu’il ne sortirait point avant que je ne lui donne un baiser, « pour le remercier de m’avoir bien reconduit chez moi en toute sécurité ».

« Mais non, s’il te plaît ! Va-t’en, ma mère va venir à n’importe quel moment et tu ne peux pas être là ! », bien sûr ma mère n’allait pas venir du tout, elle dormait dans sa chambre et je crois qu’il le soupçonnait, car il ne bougeait point.

J’ai commencé à le pousser plus fortement, vers la porte toujours entrouverte, mais il se tenait dans l’entrée, une main contre chaque bord, c’était un mur de ciment quoi !

« Allez ! Un petit baiser pour moi. »

Ce jeu ridicule ne pouvait pas durer, mais il a continué pendant plusieurs minutes pénibles, et, surtout lorsque la panique commençait à me reprendre, j’ai fini par accepter et je lui ai donné un petit bec rapide juste au coin de ses grosses lèvres rouges.

« Mais non ! C’était quoi ça ! », il s’est vite plié au-dessus de moi pour forcer ses lèvres rouges et rugueuses contre les miennes, forçant sa langue entre mes dents, et d’un coup il s’est levé en souriant et est parti sans un mot. J’ai barré la porte.

J’ai compris la honte. Dans ce petit moment banal, dans ce petit moment qui n'était rien de grave, j’ai vécu la peine et l’horreur de tous les êtres violés du monde. Surtout la honte, et ce n’est pas la honte de l’acte physique qui nous fait taire, c’est la honte du fait que ta colère et ton angoisse ne percent pas l’autre; ne font rien pour le perturber alors que toi tu vas exploser. Et donc tu es forcée d’avaler ta propre colère, ta propre honte.

C’était mon premier baiser, j’avais quatorze ans. J’étais toute blanche et je transpirais. How romantic.

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