Lou Bonnet – Photo modifiée par Les 3 sex*

Enquête • Les enfants intersexes sous le bistouri

26 octobre 2021
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Ce texte comprend des témoignages sur les violences sexuelles et obstétricales.

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« Une fois qu’on opère, on ne peut pas retourner en arrière. » C’est ce que le chirurgien a dit pour valider la décision des parents de Sasha, qui ont choisi de ne pas imposer d’opérations ni de traitements hormonaux à leur enfant intersexe. Sasha, qui est né.e avec des caractéristiques sexuelles considérées comme à la fois « mâles » et « femelles », fera ses propres choix plus tard par rapport à son corps.

L’arrêt des chirurgies non consenties pratiquées sur les enfants présentant une « ambiguïté génitale », c’est précisément ce que revendiquent de nombreuses personnes intersexes (Bastien Charlebois, 2017). Parce que toutes n’ont pas eu la même chance que Sasha. En effet, un grand nombre d’entre elles ont subi des opérations durant l’enfance pour que leur corps corresponde sans ambiguïté à celui d’un « garçon » ou d’une « fille ». Et plusieurs souffrent, tant sur le plan physique que psychologique, de ces interventions irréversibles.

Encore aujourd’hui, au Canada comme dans la plupart des pays occidentaux, des personnes mineures intersexes passent sous le bistouri. Des médecins continuent de pratiquer des opérations, disant corriger ainsi leur « anomalie du développement génital ». Il arrive aussi que des enfants intersexes se retrouvent sur la table d’opération parce que leurs parents ont demandé à l’équipe médicale de « normaliser » leur corps. Et ce, en dépit du fait que des organisations de défense des droits de la personne ont statué que les opérations sur les enfants intersexes sont des mutilations génitales au même titre que l’excision…

« Mon corps, c’est mon corps (ce n’est pas le tien)! »
Même si plusieurs voix s’élèvent contre les modifications corporelles imposées aux enfants intersexes, certain.e.s médecins ignorent leurs revendications. Une demande d’accès à l’information faite à la Régie de l’assurance maladie du Québec (RAMQ) par Manon Massé, en collaboration avec Janik Bastien Charlebois,  nous a permis de constater que des interventions continuent d’être pratiquées au Québec sur des personnes de moins de 14 ans « présentant une variation du développement sexuel ».

Entre le 1er janvier 2015 et le 31 janvier 2020, 838 chirurgies ont été pratiquées sur des enfants intersexes de moins de 2 ans, et 547 sur des enfants entre 3 et 14 ans. C’est donc plus d’un millier de jeunes qui ont été privé.e.s de la possibilité de pouvoir donner leur consentement libre et éclairé sur le fait de subir une opération ou non.

Selon Janik Bastien Charlebois, professeur.e de sociologie à l’UQAM qui a mené des recherches sur l’intersexuation et publié plusieurs articles sur le sujet, la grande majorité des interventions pratiquées sur les enfants intersexes ne sont pas essentielles à leur survie ni à leur bien-être. Au contraire, elles nuisent à leur développement.

« Il y a toujours un risque quand on met un scalpel dans cette région-là et il y a toujours une violence quand ce n’est pas consenti », a-t-iel dit lors d’une entrevue accordée à Les 3 sex*.

Et la liste des risques possibles est longue comme l’indiquent de nombreux témoignages de personnes intersexes : infections, incontinence, infertilité, perte de sensation, douleur lors des rapports sexuels, incapacité d’atteindre l’orgasme, ostéoporose, détresse psychologique, stress post-traumatique, idéations suicidaires…

Des études scientifiques corroborent ces témoignages. La majorité des participant.e.s de l’étude de Jones et ses collègues (2016) qui ont subi des interventions durant l’enfance ont rapporté avoir souffert de problèmes de santé physique (mauvaise cicatrisation, infections, perte de sensation, perte de densité osseuse, etc.). La santé psychologique des participant.e.s aurait également été impactée par les opérations. « Plusieurs individus ont vécu des traumatismes aigus et de l’anxiété dans le milieu hospitalier en raison de ces interventions pratiquées sans leur consentement. Quelques personnes ont également perçu ces traitements comme de la violence sexuelle », ont décrit les auteur.e.s.

Les chirurgies non consenties auraient également des répercussions sur la santé sexuelle. Selon une étude de Crouch et ses collègues (2008), les opérations de réduction du clitoris réalisées durant l’enfance sont significativement associées à des douleurs lors de la pénétration vaginale à l’âge adulte. Les personnes à qui ont été imposées ces chirurgies rapportent une moins grande fréquence des activités sexuelles que les personnes intersexes n’ayant pas été opérées. Plusieurs parmi elles souffriraient également d’une perte de sensation clitoridienne et d’anorgasmie.

Minto et ses collègues (2003) ont obtenu des résultats similaires quant à la perte de sensation et à la difficulté d’atteindre l’orgasme. De plus, cette étude relève des enjeux relationnels en lien avec les problèmes sexuels, notamment de l’évitement et des problèmes de communication.

Intervention ou mutilation?
C’est d’ailleurs parce que la plupart des interventions sur les enfants intersexes présentent des risques importants pour leur bien-être physique et psychologique que l’ONU, Amnistie internationale et Human Rights Watch les considèrent comme des violations des droits humains. L’ONU demande aux gouvernements d’instaurer des lois interdisant « les interventions et autres traitements pratiqués sans nécessité médicale sur les enfants intersexes ».

Au Canada, il n’y a rien d’inscrit dans la loi pour défendre l’intégrité corporelle des enfants intersexes. L’article 268 (3) du Code criminel, qui interdit l’excision et les mutilations génitales, contient des exemptions qui protègent les médecins pratiquant des chirurgies visant à « normaliser » les corps des enfants ayant une « ambiguïté génitale » :

« Il demeure entendu que l’excision, l’infibulation ou la mutilation totale ou partielle des grandes lèvres, des petites lèvres ou du clitoris d’une personne constituent une blessure ou une mutilation au sens du présent article, sauf dans les cas suivants :

a) une opération chirurgicale qui est pratiquée, par une personne qui a le droit d’exercer la médecine en vertu des lois de la province, pour la santé physique de la personne ou pour lui permettre d’avoir des fonctions reproductives normales, ou une apparence sexuelle ou des fonctions sexuelles normales. »

Janik Bastien Charlebois indique que le retrait de ces exemptions dans le Code criminel canadien constitue actuellement le principal cheval de bataille des activistes intersexes et de leurs allié.e.s au Canada. D’ailleurs, l’organisme Égale Canada a déposé, en juin dernier, une demande auprès de la Cour supérieure de justice de l’Ontario pour contester la constitutionnalité de ces exemptions.

« De plus en plus de juridictions dans le monde commencent à reconnaître que les mutilations génitales intersexes des nourrissons et des enfants intersexes constituent une violation majeure des droits de la personne. La loi canadienne et internationale garantit à chaque personne le droit à l’intégrité corporelle et à l’autonomie – il est temps de reconnaître que cela s’applique également aux personnes intersexes », a commenté Jennifer Klinck, l’avocate responsable du dossier, comme on peut le lire dans un communiqué de presse d’Égale Canada.

Des enfants comme les autres
On ne connaît pas précisément le nombre d’enfants intersexes, c’est-à-dire dont « les caractéristiques physiques ou biologiques, telles que l’anatomie sexuelle, les organes génitaux, le fonctionnement hormonal ou le modèle chromosomique, ne correspondent pas aux définitions classiques de la masculinité et de la féminité », selon l’ONU. D’après un article publié dans l’American Journal of Human Biology en 2000, ce serait 1,7 % de la population, soit la même proportion que les enfants qui voient le jour avec les cheveux roux.

Même si des millions de personnes dans le monde naissent intersexes, le sujet reste encore méconnu et tabou. Laura G., intervenante sociale en pédiatrie ayant demandé de garder son lieu de travail anonyme, raconte qu’elle a récemment accompagné une famille dont le nourrisson présentait une « ambiguïté génitale », selon les termes de l’équipe médicale. Les parents étaient sous le choc, disant n’avoir jamais entendu parler de cette réalité auparavant. Ces parents ont même attendu avant d’annoncer à leur famille la naissance de l’enfant de peur de devoir répondre à la sempiternelle question : « C’est un garçon ou une fille? ».

Le bébé en question a dû rester une semaine à l’hôpital pour subir une batterie de tests. Selon l’équipe médicale, ces tests étaient nécessaires pour vérifier si l’urine de l’enfant pouvait bien s’écouler et pour s’assurer que ses organes internes étaient fonctionnels. Durant cette semaine d’hospitalisation, l’intervenante sociale a tenté d’aborder la question de la diversité de genre et de la diversité corporelle avec l’équipe médicale et les parents. Cependant, il semblait plus important, tant pour les médecins que pour les parents, de déterminer quel était le « véritable » sexe de l’enfant.

Les parents de Sasha qui, rappelons-le, ont choisi de ne pas faire opérer leur enfant, auraient peut-être eu la même réaction s’ils n’étaient pas tombés par hasard sur des sites et des documentaires traitant d’intersexuation après avoir tapé sur Google « anomalie du développement génital » (le terme utilisé par la généticienne pour décrire la différence de leur enfant). Les témoignages de personnes intersexes dénonçant les modifications corporelles non consenties qu’elles ont subies durant l’enfance les ont convaincus de laisser leur enfant prendre ses propres décisions plus tard par rapport à son corps.

Comme il existe peu de ressources pour les parents d’enfants intersexes, les parents de Sasha ont créé une page Facebook intitulée Bébé intersexe en France, dans le but d’entrer en contact avec d’autres familles partageant leur réalité. C’est également pour présenter l’intersexuation de façon positive et lumineuse (contrairement à la plupart des articles et documentaires sur le sujet) qu’ils ont choisi de partager des photos de Sasha sur cette page. « On peut voir que c’est un enfant heureux », a expliqué Christophe, le père de Sasha, en entrevue avec Les 3 sex*. « Dans un parc, on met un[.e] enfant intersexe avec les autres enfants, et personne ne se rend compte qu’il [ou elle] est intersexe. Sasha est comme tou[.te.]s les enfants : il fait des caprices pour ne pas manger ses légumes! » Enfin, ce projet vise à briser le silence qui entoure encore trop souvent les enfants intersexes. « Il arrive aujourd’hui que des parents décident de ne pas faire opérer leur enfant, mais ce choix est encore passé sous silence. Ça reste un tabou. », a conclu Christophe.

Bien intentionnés… mais mal informés
Il peut paraître surprenant que des parents acceptent que leur enfant passe sous le bistouri simplement pour mieux les faire correspondre aux normes en matière de binarité des sexes. Selon l’intervenante Laura G., ces parents sont en général bien intentionnés, c’est-à-dire qu’ils prennent cette décision en pensant que c’est dans le meilleur intérêt de leur enfant. Cependant, un bon nombre de ces parents n’ont pas toutes les informations nécessaires par rapport aux conséquences possibles de telles interventions, ce qui ne leur permet pas de faire un choix éclairé.

D’après Janik Bastien Charlebois, une partie du problème vient de la « fragmentation de l’intersexuation en plusieurs syndromes différents ». Les médecins, plutôt que de dire aux parents que leur enfant est intersexe, utilisent des termes pathologisants comme « trouble du développement sexuel ». En résulte une impression chez certains parents que la condition de leur enfant nécessite une prise en charge médicale et des chirurgies.

C’est ce qui est raconté dans un reportage de France TV intitulé Mö, maltraité.e par le corps médical. On y fait la rencontre de Mö, une personne ayant reçu un diagnostic de « pseudohermaphrodisme » (ancien terme désignant l’intersexuation). Mö s’est vu.e imposer le genre féminin par l’équipe médicale trois semaines après sa naissance. S’en est suivi, durant sa première année de vie, une ablation des « ovaires testiculaires », une réduction du « micropénis » pour qu’il ressemble à un clitoris ainsi qu’une vaginoplastie. À l’âge de 15 ans, Mö a subi une autre clitoridectomie : « Ils ont enlevé ma possibilité d’avoir du plaisir avec mon clitoris. » Afin de rendre son vagin « pénétrable », des médecins ont inséré dans son canal vaginal des dilatateurs, et ce, à de multiples reprises durant toute son enfance. « C’est du viol répété », dénonce Mö. Ses parents n’ont jamais été informés par l’équipe médicale de l’intersexuation de leur enfant ni de l’ablation de ses gonades; il leur a seulement été dit qu’il y avait une malformation. « Ils ont niqué ma relation avec mes parents. […] Jusqu’à la fin, mes parents s’en voudront », se désole Mö.

Janik Bastien Charlebois estime qu’il devrait y avoir davantage d’accompagnement et de ressources pour les parents d’enfants intersexes. De plus, les risques associés aux chirurgies normalisantes devraient leur être présentés. Et si Janik avait un conseil à leur donner? « Aimez votre enfant. D’abord et avant tout. L’enfant se sentira épanoui[.e] si on affirme son autonomie. » Les parents de Sasha abondent dans le même sens : « Il faut accepter son enfant comme il [ou elle] est et le [ou la] laisser faire ses propres choix. Il faut aussi garder en tête qu’il y a des choses bien plus graves que l’intersexuation. Ce n’est pas une maladie. »

Secret médical
Depuis quelques années, le corps médical semble plus réticent qu’avant à défendre ouvertement la pratique des interventions chirurgicales sur les enfants intersexes. Signe d’un malaise ou d’une évolution? À en croire les quelques médecins ayant pris la parole dans les médias récemment (par exemple, la pédiatre endocrinologue Dre Lyne Chiniara dans un reportage de Radio-Canada), ces opérations non consenties n’ont pratiquement plus cours dans les hôpitaux québécois sur les personnes mineures. Pourtant, les chiffres de la RAMQ mentionnés précédemment semblent indiquer qu’elles persistent.

Pour éclaircir ce mystère, Les 3 sex* a fait plus d’une trentaine de demandes d’entrevues à des médecins, urologues, pédiatres, endocrinologues et chirurgien.ne.s du CHU Sainte-Justine, de l’Hôpital de Montréal pour enfants et du CHU de Québec-Université Laval. Plusieurs refus plus tard, nous avons finalement reçu un courriel de l’endocrinologue et professeure Cheri L. Deal : 

« Bien que ça fait un an que je ne suis plus clinicienne à Sainte-Justine, je pourrais vous dire que, même avant mon départ, j’étais heureuse de voir que nous avons évolué beaucoup dans nos connaissances fondamentales du développement sexuel/l’identité de genre, notre sensibilité aux besoins des familles et des personnes vivant avec des différences, et notre prise en charge de ces individus. Espérant que cette évolution va continuer, non seulement dans le monde médical, mais surtout dans la société québécoise. »

Un message évasif qui a au moins le mérite d’être plus bienveillant qu’une déclaration faite au Devoir, en 2013, par cette même médecin : « Quand j’entends les groupes de défense de l’intersexe dire qu’il ne faut pas toucher à l’anatomie de ces enfants et qu’il faut attendre qu’ils [et elles] puissent choisir eux-mêmes [et elles-mêmes] à l’âge adulte, on ne se rend pas compte des conséquences d’une telle attitude sur la relation parent-enfant, laquelle aura des impacts sur le développement psychologique de l’enfant. Ce n’est pas aussi simple que ne le prétendent ces gens. Cette attitude peut avoir diverses répercussions. » Sans surprise, la Dre Deal n’a pas répondu à notre courriel de relance lui demandant si elle croyait toujours que les chirurgies esthétiques « normalisantes » devaient être pratiquées ou si elle se rétractait sur la question.

Nous avons reçu une autre réponse évasive et « politiquement correcte » de la part de Florence Meney, adjointe de la directrice des communications à l’Hôpital Sainte-Justine : « Nous ne pouvons pour l’instant répondre par la positive à votre requête d’entrevue, mais nous tenons à souligner que le CHU Sainte-Justine place le bien-être de tou[.te.]s les enfants au cœur de ses priorités. Nos équipes soignantes se penchent activement sur les meilleures pratiques en la matière et sur les façons de toujours porter plus loin un accompagnement bénéfique pour les jeunes. Les connaissances fondamentales du développement sexuel et de l’identité de genre ont grandement évolué dans les dernières années, tout comme notre sensibilité aux besoins des personnes et des familles vivant avec des différences, ainsi que notre prise en charge de ces personnes. C’est dans ce sens que nous travaillons. »

Si cette réponse se veut rassurante, on peut s’inquiéter du fait qu’elle sous-entend que Sainte-Justine n’interdit pas encore les interventions non vitales sur l’anatomie sexuée des enfants intersexes et qu’il ne semble pas y avoir de position claire à ce sujet. De plus, certain.e.s pourraient lire entre les lignes de ce courriel et de celui de Dre Deal que le corps médical se déresponsabilise par rapport à ces interventions, donnant la tâche d’évoluer à la « société ». Or, les citoyen.ne.s ne peuvent être au courant de ce qui se passe entre les murs des hôpitaux si les équipes soignantes refusent d’en parler. Autrement dit, le manque d’accès à l’information, qui s’ajoute au manque d’éducation sur l’intersexuation, empêche une mobilisation sociale, qui pourrait permettre à son tour une évolution par rapport aux droits des personnes intersexes.

Il y a heureusement des médecins qui défendent ouvertement l’intégrité corporelle des enfants intersexes. C’est par exemple le cas du chirurgien pédiatrique Mika Venhola, qui s’oppose aux interventions non consenties et qui invite ses collègues à faire de même. « Pourquoi pratiquer une opération sur le corps d’un.e enfant en santé quand le problème se trouve dans la tête des adultes? », demande-t-il.

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Ressources pour les parents d’un enfant intersexe
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Références
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