Chronique • La grossesse, une histoire de transition

20 avril 2023
Maxe Tremblay-Bluteau
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Genre et grossesses

« Depuis [que je sais que je suis enceint.e], je regarde beaucoup de vidéos qui parlent de grossesse et de parentalité, et la majorité commence par des phrase du genre : "Bonjour les futures mamans". J'ai vite réalisé que, même aujourd'hui, tout ce qui est relié à la grossesse est loin d'être inclusif. »

— Jessy, personne non binaire

 


Comme tout ce qui touche la sphère du soin (care), la grossesse est fortement considérée comme une expérience réservée aux femmes cis. Mais il n’y a pas que les femmes qui peuvent être enceintes! Selon le dernier recensement canadien, le Québec compte 16 225 (0,23 %) personnes trans et/ou non binaires (PTNB) âgées de plus de 15 ans (Statistique Canada, 2022). Nous n’avons malheureusement pas de données concernant le nombre de PTNB ayant vécu une ou plusieurs grossesses, mais une chose est certaine : elles existent.

Dans le cadre de mes études en pratique sage-femme, je réalise un stage avec Les 3 sex* afin de visibiliser les réalités des personnes trans et/ou non binaires qui ont une expérience de la parentalité ou ont été enceintes. J’ai choisi de collecter des témoignages à travers un formulaire que j’ai partagé sur les réseaux sociaux. J’ai aussi mené de courtes entrevues avec certaines personnes qui préféraient raconter leur histoire de vive voix. Au regard de ces récits, je me suis demandé : comment l’identité de genre influence l’expérience de grossesse? Mais aussi, comment l’identité de genre est affectée par ce vécu?

« J’avais beaucoup de conversations sur les stéréotypes de genre avec le père de mon enfant, pis les rôles qu’on associait à certains genres, la charge mentale, le fait que j’avais l’impression que j’en prenais vraiment plus sur mes épaules au niveau de la logistique, du ménage, de tout ce qui était en lien avec le care de l’enfant, pis l’allaitement. Tout ça, c’était vraiment de facto un peu mis sur mes épaules, pis je trouvais qu'avec la parentalité, on était tombé.e.s encore plus dans des stéréotypes de genre que pendant très longtemps j’ai essayé de rejeter, pis que j’essaie encore activement de rejeter. Je pense qu’on s’attend tellement à beaucoup d’une “mère”. »

— Laure, personne non binaire, genderfluid1 

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L'invisibilité entraîne l'invisibilité

Il y a peu de représentations dans la culture populaire de personnes non conformes de genre2 qui portent un.e enfant. Cette invisibilité contribue à marginaliser leurs réalités et à perpétuer les préjugés et les stéréotypes à leur égard. Puisque la société associe la grossesse à la féminité, les personnes trans et/ou non binaires qui vivent une grossesse peuvent se sentir isolées et incapables de se projeter dans un rôle de parent, encore plus si elles portent l’enfant dans leur ventre (Ellis et al., 2015). Ce sentiment sera renforcé par le personnel médical que ces personnes rencontreront tout au long de la grossesse, qui peuvent les mégenrer, être hostiles ou même leur refuser des soins (Light et al., 2014).

Nous voilà dans un cercle vicieux qui a pour effet d’augmenter l’ignorance et les discriminations envers les populations trans et/ou non binaires vivant une grossesse. Cette ignorance peut être encore plus dangereuse lorsqu’elle se manifeste dans le milieu de la santé, puisque cela mène à un manque de ressources et d’accessibilité pour ces populations. Cela peut se traduire par un personnel mal informé, des services inadéquats, des refus de soins ou des systèmes inadaptés (Ellis et al., 2015; Fischer et al., 2021; Hoffkling et al., 2017; Light et al., 2014; MacDonald et al., 2016; Obedin-Maliver et al., 2016).

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Un système de santé mauvais pour la santé?

« Avant d’aller à l’[h]ôpital, je ressens un stress. Ça commence déjà quand je dois me pointer devant la secrétaire et que je dois sortir ma carte [d’assurance maladie]; c’est là que le stress commence. Quand tu es dans une salle d’attente et que le nom qui est dit dans le haut-parleur n’a rien à voir avec ton style vestimentaire, tu as droit à des petits regards des autres patient[.e.]s.

 — Shine, homme trans, dans l’article Accoucher à l’hôpital quand on est un homme trans, par Quentin Dufranne, le 25 février 2023.


Plusieurs personnes trans et/ou non binaires ont une relation complexe avec le milieu médical. Les expériences difficiles sont courantes pour ces personnes. Cela se résume dans certains cas à des malaises ou des inconforts, voire de la transphobie ou des violences médicales. Il n’est pas étonnant que plusieurs évitent de fréquenter les hôpitaux, les cliniques ou tout ce qui se rapporte au domaine médical. Une santé mentale précaire peut d’ailleurs augmenter les risques qu’une personne évite les soins médicaux primaires (Tami et al., 2022). Ce comportement est compréhensible, surtout en connaissant l’historique de l’institution médicale dans la normalisation des corps. Par exemple, nous n’avons qu’à penser aux multiples chirurgies subies par plusieurs personnes intersexes afin de normaliser leurs organes génitaux par rapport à leur assignation de genre. Vous pouvez d’ailleurs consulter l’enquête d’Édith Paré-Roy à ce sujet.

De manière peut-être plus insidieuse, la gynécologie n’échappe pas à cette tendance. « La gynécologie apparaît donc presque comme une institution qui crée “la femme” puisque c'est elle qui délimite les critères définissant sa patientèle : les femmes à qui elle s'adresse doivent être réglées et avoir une sexualité pénétrative hétérosexuelle. Toutes les personnes qui n'entrent pas dans ces catégories sont donc exclues de cette discipline et ainsi de ce “rite de passage” qui fait d'elles des ”femmes”. » (Gelly, 2018 : 139).

Les interactions négatives avec le système de la santé peuvent aussi contribuer à ce que des personnes choisissent de ne pas aborder la question de leur identité de genre avec le personnel.

« Au téléphone, [avec le personnel médical pour l’avortement] “la madame est habituée de travailler avec les filles”, “les filles qui vivent ça, elles sont correct après”, “les filles témoignent”... Iels veulent absolument genrer le truc, faque j’ai même pas perdu de temps avec ça [l’identité de genre]. Ça sert à rien. Déjà qu’iels m’écoutent pas pour mes besoins professionnels, penses-tu vraiment qu’iels vont me genrer comme du monde? »

— Amélie, personne non binaire

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Recevoir des soins : un échange de services

Les cliniques ou les hôpitaux sont habitués d’avoir une patientèle composée de femmes cis en ce qui a trait aux soins liés à la grossesse. Donc, quand une personne trans et/ou non binaire les consulte, elle sait qu’elle devra sensibiliser et éduquer le personnel de la santé. Elle se voit donc placée dans une position de personne prestataire et pourvoyeuse de services. Dans cette situation, être qui l’on est et s’affirmer de manière authentique n’est pas banal. Obtenir des soins médicaux en tant que personne devient en quelque sorte une action politique. Elles doivent accepter d’adopter une posture éducative et elles le font souvent en pensant aux personnes qui suivront.

« Si je suis pour le faire [la ligature des trompes], je vais tout documenter de A à Z. Toutes mes interactions, toutes mes démarches, tous les sentiments que je ressens quand je me fais parler par les professionnel.le.s. Je me dis que si je documente tout ça, [...] ça pourrait aider tellement d’autres personnes après. »

— Amélie, personne non binaire

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« Félicitations, c'est un.e bébé! »

« Ç’a a l’air bénin, mais c’est super important d’amener cette awareness-là [sur le sexe assigné à la naissance] et cette éducation-là pendant la grossesse et au début de la vie d’un[.e] enfant, parce que c’est un peu le début de la socialisation genrée. [...] Je pense que les gens sont très, très obsédés avec le sexe du bébé. C’est la question qu’ils vont te poser quand t’es enceinte : “C’est quoi ses organes génitaux?” Au final, on s’en câlisse de ses organes génitaux, complètement. C’est peut-être même pas représentatif de la personne que ce bébé-là va devenir. Donc, enlever le focus là-dessus et ouvrir un petit peu l’esprit du système de la santé sur la non-binarité des genres, je pense c’est une conversation super importante. »

— Laure, personne non binaire, genderfluid

 


Lorsque les personnes trans et/ou non binaires composent avec l'institution médicale, elles sont presque inévitablement confrontées à leur sexe assigné à la naissance, que leur transition légale soit complétée ou non. D’ailleurs, la mention de genre X, nouvellement disponible au Québec, n'est pas reconnue partout. Par exemple, seul le marqueur M ou F peut être inscrit sur la carte d’assurance maladie. Vous pouvez consulter le site d’Éducaloi pour plus d’informations au sujet du changement des documents officiels. Même lorsque celui-ci est changé, il peut se créer une certaine confusion chez le personnel. Selon le point de vue de la majorité du monde médical, il existe uniquement des hommes et des femmes. Ce sexe les prédispose à certaines conditions, avec des facteurs risques, des symptômes, des complications qui sont propres à cette assignation. Dans ce monde médical, les femmes ont un vagin et un utérus, et elles seules peuvent être enceintes et accoucher.

Dans un récit numérique d’Ici Radio-Canada sur la transparentalité paru en 2021, Maxime, un homme trans ayant mis au monde ses enfants, raconte que le système ne concevait pas qu’un homme puisse accoucher. En effet, il ne permettait pas qu’on lui réserve une chambre, puisque son numéro d’assurance maladie était celui d’un homme. Le personnel a dû lui créer un faux numéro pour parvenir à contourner cet obstacle.

Dans tous les cas, les personnes trans et/ou non binaires doivent composer avec la rigidité des institutions qui ne reconnaissent pas leur identité de genre, qu’elles soient « out » ou non.

« Avec le recul, je réalise que la fierté que j'avais de voir mon corps changer [pendant la grossesse] était liée non pas à une euphorie intérieure, mais bien à des forces exogènes. Avoir des plus gros seins validait le regard des autres sur mon corps, sur ma féminité, sur ma performance adéquate de genre. Alors que j'ai toujours été exécrable dans cette performance, la grossesse validait que mon corps féminin était adéquat aux yeux de la société. Vivre une autre grossesse est impossible pour moi : je ne souhaite plus et ne peux plus tolérer ce regard performatif. »

— Manu (pseudonyme), personne non binaire

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Tous ces mots, ce ne sont pas que des mots

« Quand t’es enceinte, je trouve que c’est une expérience où tu te fais vraiment de facto féminiser au boutte. Pis c’est beaucoup associé à une étape, un milestone dans la vie d’une femme. Tu ressens vraiment ta féminité au travers de la grossesse, pis ça me tapait sur les nerfs [...]. Parce que j’étais comme “mais pourquoi iels assument que c’est ça mon histoire?” »

— Laure, personne non binaire, genderfluid


Le respect des pronoms choisis est un des sujets qui nous vient d’abord à l’esprit lorsqu'il est question de non-binarité et de transitude3. Demander leurs pronoms aux personnes que l’on rencontre, s’identifier avec nos pronoms, ce ne sont pas encore des habitudes pour la grande majorité des gens. Elles ne sont pas non plus présentes dans la majorité des institutions médicales. Le langage est dur à changer, mais il est aussi lourd de conséquences.

Au-delà des pronoms, les termes utilisés pour parler de soi et de son corps sont tout aussi importants. Par exemple, certaines personnes utilisent des mots bien spécifiques pour faire référence à leurs organes génitaux ou à leur poitrine, car les mots utilisés portent généralement une charge genrée, ou encore peuvent faire revivre des traumas ou provoquer un sentiment de dysphorie4. La grossesse est à ce point associée à une expérience féminine que nous parlons de « maternité » (du latin mater, voulant dire « mère ») et la branche de la médecine qui l’étudie se nomme la « gynécologie » (du grec gyné-, voulant dire « femme »). À ce sujet, dans son mémoire Une gynécologie au masculin? De l’accessibilité des soins en gynécologie pour les hommes trans à Montréal (2018), Morgane Gelly se demande à quoi pourrait ressembler cette discipline si on la concevait autrement, notamment au regard du genre. C’est la seule discipline médicale qui se définit par un sexe.

« [Ce qui est le plus difficile pendant la grossesse, c’est] la dysphorie corporelle causée par tous les changements hormonaux, particulièrement ma poitrine qui a grossi; me faire mégenrer constamment dans le système de santé et par mes proches qui associent automatiquement la grossesse à la féminité. »
— Jessy, personne non binaire

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Mon corps, mon genre

« Je n'avais pas encore compris mon identité de genre à cette époque, mais je comprends aujourd’hui que j'ai ressenti une énorme détresse de vivre une chose [un avortement] qu'on qualifie de nature féminine, alors que je ne suis pas une femme. »

— Lou (pseudonyme), personne non binaire

 
La dysphorie est un sentiment très fréquent chez les personnes trans et/ou non binaires, quoique ce ne sont pas toutes les personnes trans qui vivent de la dysphorie. Il est bien souvent exacerbé en situation de grossesse (Hoffkling, 2017), à cause de la perception très genrée de cette expérience. La grossesse change aussi les corps : les seins grossissent et deviennent plus sensibles, la prise de poids arrondit la silhouette. Le corps d’une personne enceinte risque d’être lu par les autres comme appartenant à une femme à cause de ces changements. Certain.e.s ne ressentent pas d’inconfort face à leur corps à proprement parler, mais plutôt avec la manière dont il est perçu par les autres (Fischer, 2021).

Dans ce cas, se faire mégenrer devient une source importante de dysphorie. Pour d’autres, certaines fonctions corporelles particulièrement genrées peuvent engendrer une relation dysphorique envers son corps (MacDonald, 2016). Par exemple, les menstruations, l’allaitement ou même la grossesse, peuvent provoquer un inconfort qui peut varier en intensité, et aller jusqu’à la dissociation.

« Tout ce que j’ai vécu par rapport à la sexualité, la grossesse, tout ça, ça a juste confirmé le fait que le genre m’a apporté plus de mal que de bien, faque j’essaie de juste m’en dissocier le plus possible. »

— Amélie, personne non binaire

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Petite parenthèse sur la testostérone

Certaines personnes trans et/ou non binaires suivent un traitement hormonal pour affirmer leur genre. Celles qui sont AFAB (assigned females at birth, assigné.e.s femmes à la naissance) prennent parfois de la testostérone, qui a un effet « masculinisant » sur le corps. Par exemple, elle peut augmenter la masse musculaire et la pilosité, et rendre la voix plus grave. Elle peut aussi avoir un effet sur le cycle menstruel et la fertilité. Il est recommandé à une personne qui souhaite une grossesse d’arrêter la prise de testostérone avant de tomber enceinte, pour assurer la régularisation de l’ovulation et minimiser les impacts potentiels sur le fœtus.

Peu d’études ont été menées sur la testostérone et la périnatalité. Certaines données portent à croire que la prise de testostérone de synthèse pourrait influencer le développement génital des fœtus de sexe féminin, entre autres en l’hypertrophiant. Nous savons également que la testostérone inhibe la lactation (Obedin-Maliver et al., 2016).

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Vers la diversité et plus loin encore

Pour terminer, je souhaite citer Aimé Cloutier, un sociologue, qui a écrit le texte « Suivi périnatal pour homme trans, pourquoi pas avec une sage-femme? » : échos d’un gars trans sociologue et parent d’un bambin né avec une sage-femme en 2018. Dans celui-ci, on peut lire : « les personnes trans et les familles transparentales sont à la fois comme toutes les autres, et très différentes de toutes les autres ». Il nous rappelle aussi de nous abstenir de mettre les personnes trans dans une catégorie qui les rendrait homogènes.

Chacun.e a ses besoins spécifiques, surtout les personnes qui se trouvent à l’intersection d’autres oppressions (racisme, classisme, capacitisme, etc.). Pour y parvenir, les soignant.e.s doivent faire preuve d’ouverture et d’humilité, en plus de se remettre en question et de continuer à apprendre, toujours dans le but de mieux servir les personnes qui ont besoin de soins, quel que soit leur genre.

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Notes
Genderfluid : se dit d'une personne dont l'identité ou l'expression de genre se déplace le long du spectre du genre (Bureau de la traduction, 2019).

Non conforme de genre : dans une société donnée, qui s'écarte de ce qui est culturellement associé au sexe assigné à la naissance d'une personne (Bureau de la traduction, 2019).

3 Transitude : il y a de nombreux débats sur les bons termes à employer pour désigner le fait d'être trans, mais il n'y a pas réellement de consensus. En France, le terme « transidentité » est couramment employé mais il est fortement remis en question au Québec puisqu'il sous-entend qu'être trans est nécessairement une identité alors que pour certaines personnes, c'est plutôt un état, une étape. (Gelly, 2018).

4 Dysphorie de genre : état caractérisé par un sentiment persistant d'inconfort ou de détresse causé par une discordance entre l'identité de genre et le sexe assigné à la naissance (Bureau de la traduction, 2019).

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Références
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Pour citer cette chronique:
Tremblay-Bluteau, M. (2023, 20 avril). La grossesse, une histoire de transition : visibiliser les expériences de grossesse des personnes trans et/ou non binaires. Les 3 sex*https://les3sex.com/fr/news/2575/chronique-la-grossesse-une-histoire-de-transition 

 

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