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Chronique • Est-ce qu’un squelette a un sexe? Débat en (bio)archéologie (queer)

15 avril 2024
Alexandra Toupin, M.A. & B.A. sexologie
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Ce texte est le deuxième d'une série de trois chroniques intitulée Queeriser le présent, queeriser le passé? Sexe et genre des squelettes en (bio)archéologie (queer).

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Alors que la précédente chronique mettait en lumière les débats que les concepts de sexe et de genre suscitent en archéologie, celle-ci propose de s’attarder à l’arrivée des théories féministes et queers dans ce champ d’expertise de même que sur leur accueil et les résistances qu’elles engendrent. Il sera question d’une distinction potentiellement injustifiée entre les concepts de sexe et de genre, du sexe des squelettes et de ce que signifie vraiment l’archéologie queer.

Apports de l’archéologie féministe et de l’archéologie queer

L’archéologie queer ne désigne certainement pas l’étude théorique des hommes ou des femmes homosexuel.le.s du passé. L’utilisation du mot « queer » acquiert son sens par une opposition à ce qui est considéré comme normal ou à ce qui est tenu pour acquis.

« […] C’est pour toutes les personnes qui se sentent marginalisées en raison de qui elles sont. Dans son essence, c’est un exercice heuristique pour les universitaires dans une tour d’ivoire qui ont peuplé le passé de familles nucléaires et de clôtures blanches […]. […] Les personnes du passé devraient avoir la possibilité d’avoir exprimé un arc-en-ciel d’identités sexuelles et de genre différentes […]» (traduit de l’anglais; Crystal, 2018, paragr. 11-12)

L’équation portée par le paradigme essentialiste sexe => genre trahit un point de vue voulant que ces deux concepts soient distincts l’un de l’autre, permettant de considérer que le sexe est factuel. Cette distinction est pourtant contestée. Certaines personnes affirment que le sexe et le genre sont synonymes et que les deux désignent une réalité socialement construite. Cette idée est celle du paradigme constructiviste du sexe et du genre. Un tel paradigme présente le sexe comme « toujours déjà du genre (du social) » : « le genre est la cause sociale, le sexe est son effet » (Baril, 2015, p. 140). Il s’agit d’une perspective qui a émergé graduellement et a été portée par des féministes matérialistes comme Colette Guillaumin ou Monique Wittig, des féministes poststructuralistes, postmodernes et queer comme Judith Butler et Paul B. Preciado, et des théoricien.ne.s trans comme Emi Koyama et Kate Bornstein (Baril, 2015).

Dans cet ordre d’idées, les dernières décennies ont vu les théories féministes contribuer à restructurer les pratiques, les problématiques, les questions et les méthodologies en archéologie (Blackmore, 2011; Ghisleni et al., 2016). Plusieurs de ces approches impliquent que la connaissance (et l’épistémologie) archéologique ne réussit pas à bien considérer les nuances, la multiplicité et les interactions entre les oppressions liées à la race, la classe, le sexe, la sexualité, le genre, la condition physique, l’origine ethnoculturelle, la colonisation, etc. (Blackmore, 2011; Ghisleni et al., 2016) Or, une telle considération favoriserait une compréhension plus fine de la fluidité et de la subjectivité historiques du sexe et du genre, ceci sans nier les structures et les pratiques de pouvoir qui traversent le temps (Blackmore, 2011; Ghisleni et al., 2016).

Les théories queers ont quant à elles (notamment) encouragé, dans les 20 dernières années, une désessentialisation du sexe, du genre et de la sexualité dans les études archéologiques, ouvrant ainsi la porte à la déconstruction des idées préconçues, normatives et ancrées dans un système de pensée contemporain (Blackmore, 2011; Ghisleni et al., 2016). Cette désessentialisation permet aux archéologues d’élargir leur potentiel d’interprétation du passé en acceptant la complexité et le contexte dans lequel s’inscrivent le sexe, le genre et la sexualité (Blackmore, 2011) ainsi qu’en déconstruisant les catégories dichotomiques du genre (Ghisleni et al., 2016).

Des travaux scientifiques commencent ainsi à promouvoir les approches queers comme outils de pratique, de réflexivité et de remise en question des idées reçues sur le genre, le sexe et la sexualité en archéologie (Blackmore, 2011; Ghisleni et al., 2016).

Toutefois, ces approches étant ancrées dans la contemporanéité, il semble que leur utilisation ait été découragée en archéologie, où la pratique consiste à donner du sens aux artéfacts et aux vestiges d’anciennes civilisations (Blackmore, 2011; Ghisleni et al., 2016). Les approches essentialistes du masculin et du féminin seraient, d’après Ghisleni et ses collègues (2016), difficiles à bousculer. En effet, les assises de ces approches domineraient les principes des configurations identitaires du passé dans le domaine de l’archéologie, si bien que l’idée même de contester la pertinence et l’exactitude de l’équation essentialiste « sexe => genre » demeure controversée (Ghisleni et al., 2016). Les approches queers s’avèrent pourtant opportunes lorsqu’il s’agit de critiquer les systèmes de binarité et de dichotomie dans la sphère sexuelle, y compris en lien avec le sexe, le genre et l’Histoire.

En mettant en doute les conventions et les postulats dominants dans la pratique archéologique, les théories queers ont le potentiel de l’aider à se rapprocher de la réalité passée qu’elle cherche à dévoiler, mais aussi à propulser la promotion de la justice sociale contemporaine.

En effet, rendre visible les relations subversives au genre et au sexe dans les civilisations passées peut s’avérer utile pour contrecarrer les arguments déterministes et défaitistes, en particulier au sujet des inégalités et injustices basées sur le genre (p. ex. le sexisme ou la transphobie), de même que pour appuyer la remise en question de l’hégémonie masculine qui les nourrit (Connell, 2014; Lazzari, 2003). Il en sera d’ailleurs question dans la troisième et dernière chronique de cette série.

Confrontation : sexe essentiel contre sexe construit du squelette

Il est possible d’envisager l’utilité des approches queers en bioarchéologie à partir de cette question : est-ce qu’un squelette a un sexe?

D’un point de vue archéologique traditionnel, un squelette a en effet un sexe. Partant d’un paradigme essentialiste, identifier le sexe d’un squelette serait non seulement possible, mais aussi souhaitable pour comprendre la « vie vécue » de l’individu avant sa mort. Le sexe d’un individu nous renseignerait sur son genre et sur la place qu’il a occupé socialement de son vivant.

D’un point de vue constructiviste, cependant, il convient de s’aventurer dans des questionnements quelque peu différents : sur quoi s’appuie-t-on pour identifier le sexe ou le genre des restes humains? Pourquoi? Et surtout, à qui et à quoi cela sert-il de les identifier? De telles questions encouragent à s’intéresser à ce que les perspectives queers peuvent apporter à la bioarchéologie.

Le sexe, le genre et la sexualité sont compris dans un contexte sociohistorique donné

Des auteur.e.s ont montré que la manière de concevoir et d’utiliser le genre, le sexe, la sexualité et leurs interrelations change dans le temps et selon les contextes. C’est notamment le cas de Rubin (1984) et Weeks (2014) de même que Kessler et McKenna (1978).

Gayle Rubin, dans un ouvrage publié en 1984, s’est positionnée en faveur du développement et de la promotion d’une théorie radicale de la sexualité qui permettrait d’identifier, de décrire, d’expliquer et de dénoncer l’oppression sexuelle. D’après elle, une telle théorie devrait s’attarder à décrire le rapport actuel de la société à la sexualité, mais aussi l’évolution historique de ce rapport. Elle explique que l’essentialisme sexuel, enraciné dans ce qu’elle appelle « l’étude savante du sexe » (p. 151), est le principal obstacle au développement de cette théorie radicale de la sexualité. Parce que l’essentialisme sexuel appréhende la sexualité comme un objet indépendant de la vie sociale et institutionnelle – une force qui serait éternelle, immuable, anhistorique et mue par le biologique –, il freine les analyses politiques, sociales et historiquement situées, ainsi que la possibilité d’une analyse plus réaliste du genre et de la sexualité (Rubin, 1984).

De manière similaire, Jeffrey Weeks (2014) a montré que le concept d’homosexualité – ou plutôt la manière dont ce concept en est venu à être compris et utilisé – en est un historiquement et culturellement situé, dont l’apparition remonterait au XIXe siècle à peine. Il a ainsi mis en évidence que la sexualité et le genre sont interdépendants : « la sexualité n’est pas le simple reflet des relations de pouvoir entre hommes et femmes, mais elle est essentielle à leur construction et à leur maintien. » (p. 67) Pour lui, l’organisation sociale de la sexualité est complexe, construite et indissociable du genre. Il souligne également la tendance de l’être humain à envisager le monde en fonction de sa propre lunette spatiotemporellement située, et ce, même quand les éléments à analyser pointent dans une autre direction. Pour cette raison, considérer de manière critique cette lunette du sexe, du genre et de la sexualité – et la remettre en question, comme le proposent les théories queers – pourrait contribuer à éviter les écueils des interprétations bioarchéologiques anachroniques de ces objets d’étude.

Kessler et McKenna (1978) ont aussi montré que le sexe et le genre étaient des concepts historiquement et géographiquement situés. Dans leur ouvrage Gender: An Ethnomethodological Approach, elles posent la thèse selon laquelle il n’existe en réalité aucune caractéristique – ni d’ailleurs de groupes de caractéristiques – qui puisse permettre en tout temps et sans exception de différencier les hommes des femmes. D’après elles, nous procéderions par attribution, et non par identification, pour connaître le genre des individus. Autrement dit, puisque personne ne peut prétendre détenir l’algorithme infaillible pour connaître le genre d’autrui, il est d’abord nécessaire de décider dans quelle catégorie classer un individu. Ce ne serait ainsi qu’à partir de cette catégorisation (qu’elles nomment « attribution ») que les caractéristiques genrées prennent leur sens et peuvent être comprises. C’est précisément ce que font les archéologues en identifiant le sexe des squelettes : attribuer un genre, puis interpréter leur vie vécue et leur contexte d’existence d’après ce genre (De Leiuen, 2015). Le problème de cette démarche est qu’elle procède du haut vers le bas; des connaissances préalables vers l’objet d’analyse; du système de pensée contemporain hégémonique vers celui du passé.

Bref, l’archéologie risque d’imposer sa vision et sa compréhension du sexe, du genre et de la sexualité à la réalité passée qu’elle cherche à dévoiler, réalité qui s’éloigne peut-être drastiquement de la sienne.

Dans ce contexte, et en l’absence d’une possibilité de négocier l’attribution du genre – l’objet d’étude étant décédé et privé de son agentivité –, l’analyse ne saurait être qualifiée de juste.

Pour Butler (1993), les identités sexuelles et de genre sont construites socialement et régulées par les normes sociales. Dans le domaine de l’archéologie, cela signifie que le sexe et le genre ne sont pas des réalités objectives qui doivent être découvertes par les archéologues, mais plutôt des phénomènes qui sont produits – et reproduits, selon un processus continu – par les discours hégémoniques et réifiés par les pratiques de répétition (Ghisleni et al., 2016). De ce point de vue, on ne découvre pas le sexe – ou le genre – d’un squelette. On le crée. On le performe. On le fait performer.

Pour que le sexe ou le genre existent, un groupe de personnes doit reconnaître et partager les normes qui sont les conditions d’existence de ces deux concepts (Butler, 1993).

Ces normes sont par ailleurs investies dans les institutions, les lois, les structures sociales, les traditions, les espaces publics, etc. (Butler, 2001; Petit, 2015) Dans le cas du sexe, ces normes, bien que tout à fait culturelles, seraient néanmoins naturalisées (Ghisleni et al., 2016). Autrement dit, elles seraient à ce point performées et réifiées qu’elles apparaissent et sont présentées comme naturelles, au sens d’innées, indubitables, indiscutables.

Le genre serait quant à lui davantage reconnu comme culturel. D’après Butler (2001), on performe le genre à travers la répétition d’actes, de gestes, de postures, de manières de s’habiller, de bouger et de travailler, d’interagir avec des objets, de manipuler et d’investir l’espace, etc. Une lecture butlérienne de l’activité d’identification du sexe des squelettes voudrait ainsi que les archéologues soient dans une position impliquant de documenter la performativité du genre dans le passé – activité relevant elle-même de la performativité de genre dans le présent.

En utilisant un cadre d’analyse binaire, une perspective dimorphique du sexe et du genre et un paradigme essentialiste, les archéologues limitent les interprétations possibles du genre et du sexe.

À ce sujet, Perry et Joyce (traduit de l’anglais; 2001, p. 66) citent la question de Joyce (2001), pour exposer les enjeux de la performativité du genre en archéologie : « Une question critique dans l’analyse archéologique de la performance de genre est “comment et pourquoi certains types d’action sont devenus représentatifs de certains types de genre?” ».

Ainsi, l’archéologie queer ne s’intéresse pas autant à identifier ou à attribuer le sexe ou le genre des corps qu’à questionner l’importance et la pertinence même de la pratique d’identification du sexe des corps.

Il apparaît que les théories queers encouragent un travail épistémologique et une sérieuse analyse de la construction des savoirs en archéologie du genre. Dans cet ordre d’idées, Blackmore (2011) suggère que si le sexe, le genre et la sexualité sont construits, on ne peut plus les considérer comme des vérités constantes, stables, irréductibles. Elles ne sont pas anhistoriques (Ghisleni et al., 2016).

Puisque l’archéologie implique d’interpréter et de décrire des systèmes sociaux du passé à partir des restes matériels de l’activité humaine, Perry et Joyce (2001) avancent que les travaux de Butler sont d’une grande valeur. Ils permettent de considérer la part produite, performée et régulée socialement du genre tout en évitant de s’appuyer sur des présupposés naturalisant et universalisant des catégories et des rôles genrés (p. ex. le sexe comme déterminant du genre, ou sexe => genre). Utiliser des modèles anhistoriques du genre, c’est-à-dire des modèles qui tiennent pour acquis que le genre comme il est perçu aujourd’hui a toujours été perçu de la même manière auparavant, empêche de reconnaître la variabilité historique du concept (Perry et Joyce, 2001).

Ce sont des propos qui font écho à ceux de Ghisleni et ses collègues (2016), qui reconnaissent également les travaux de Butler et soulignent leur influence sur la pensée archéologique contemporaine. Par exemple, en prétendant que le genre peut être déduit du sexe des squelettes, d’aucun.e.s risquent de se limiter à réifier une conception du genre qui est la leur plutôt que de s’intéresser à une réalité ou une expérience du genre potentiellement différente. Ceci est sans considérer qu’en appliquant l’équation essentialiste à l’étude des civilisations anciennes, l’archéologie risque d’imposer la binarité comme inéluctable, sabotant et niant les activités subversives1 (Perry et Joyce, 2001).

Vers une (bio)archéologie toute en nuances et tournée vers la justice sociale

Le débat autour de la séparation théorique entre le concept de sexe et celui de genre demeure ouvert et un consensus n’a toujours pas été atteint quant à l’idée qu’un squelette puisse avoir un sexe, ni sur ce que cela signifierait qu’il en ait un. C’est en somme la première leçon qu’ont permis de tirer les théories féministes et queers en bioarchéologie. Ce qui est clair, c’est que pour interpréter le sexe ou le genre d’un squelette, les questions de lieux et de périodes ne peuvent être négligées. Cela étant, les deux autres arguments justifiant l’existence et l’utilité des pratiques queers en bioarchéologie, brièvement mentionnés en introduction, sont jusqu’à ce point demeurés dans l’ombre. La troisième et dernière chronique de cette série s’y attardera donc.

1Celles qui ont existé par le passé, celles qui existent aujourd’hui et, surtout, la validité de leur existence.

Lire la troisième partie de la série
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Références
justice, archéologie, histoire, anthropologie, genre, queer, binaire, idéologie, bioarchéologie, dimorphisme, civilisation

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