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Chronique • (Bio)archéologie queer : pratiques critiques et tournées vers la justice sociale

22 avril 2024
Alexandra Toupin, M.A. & B.A. sexologie
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La première chronique a distingué l’archéologie et la bioarchéologie, puis discuté des paradigmes essentialiste et constructiviste autour des concepts de sexe et de genre au sein de ces champs d’expertise. La deuxième chronique s’est attardée aux apports des théories féministes et queers sur l’étude archéologique du genre et du sexe des restes humains. Cette troisième et dernière chronique de la série clarifiera la place du sexe et du genre en bioarchéologie. Elle entend se concentrer sur les apports des approches queers sur l’exactitude scientifique et la justice sociale.

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Les théories queers encouragent une représentation plus juste et nuancée du sexe, du genre et de la sexualité

« Je propose en outre que même si l’hypothèse veut qu’il y ait toujours eu deux sexes et deux genres, nous ne savons pas si c’est le cas, et nous ne comprenons pas adéquatement non plus comment le genre est encodé dans la culture matérielle des différentes sociétés. Il se peut bien que nous n’ayons eu qu’un seul genre et pourtant deux sexes à un moment donné de l’histoire, ou encore de multiples genres » (traduit de l’anglais; Claassen, 1992, p. 3).

Les approches queers en archéologie proposent de remettre en question les présupposés et d’interpréter les identités du passé de manière réflexive au regard de nos propres positions situées dans le présent (Blackmore, 2011). Ces approches mettent de l’avant une pratique critique des méthodes et théories dominantes en archéologie, notamment à travers la remise en question des binarités (p. ex. hommes/femmes, adultes/enfants, riches/pauvres, allochtones/autochtones, hétérosexuel.le.s/homosexuel.le.s, monogames/non monogames, etc.) Ce faisant, les interprétations peuvent explorer avec moins d’a priori le fonctionnement des sociétés, des vies et des corps. C’est précisément ce qui permet de refléter plus fidèlement la réalité passée, de tendre vers une représentation plus juste, plus nuancée de l’histoire déterrée.

L’examen des squelettes humains en bioarchéologie permet entre autres d’identifier si le corps a, de son vivant, effectué des tâches répétitives et s’il a adopté des habitudes qui le différencient d’autres corps ou d’autres groupes de corps (Perry et Joyce, 2001). Cependant, associer un type de tâches répétitives ou un type d’habitudes à un genre afin de genrer le corps est insuffisant puisque les activités genrées varient non seulement en fonction du temps, mais aussi en fonction de l’espace. De surcroît, la répartition des activités en fonction du genre peut apparaître tout à fait naturelle – au sens de déterminée par la nature – dans un contexte géosociohistorique donné. Il n’en demeure pas moins que si cette idée d’une naturalité est elle-même construite socialement, une analyse dépourvue de réflexivité sur les catégories sociales aurait peu de chances de proposer une interprétation nuancée d’un système de genre du passé.

En s'inspirant des travaux de Butler, des archéologues ont examiné comment les systèmes de genre sont naturalisés, c'est-à-dire traités comme s'ils étaient régis par les mêmes normes de performativité que les nôtres, sous l'hypothèse que celles-ci sont naturelles et innées (Perry et Joyce, 2001). À titre d’exemple, Geller (2009) souligne les limites des manuels d'ostéologie, la science des os, qui forment les archéologues et influencent la perception du sexe et du genre des squelettes. Ces manuels offrent une représentation dimorphique du sexe, malgré les preuves montrant les variations corporelles sexuées chez les êtres humains. Cette réalité devrait complexifier l'identification du sexe plutôt que de la simplifier. Non seulement le sexe y est considéré comme une variable dichotomique, mais il y est aussi présenté comme le marqueur du genre. Cette manière de voir les choses élimine toute possibilité d’identifier le genre de manière indépendante du sexe, d’où l’équation essentialiste sexe => genre (Claassen, 1992). Cette représentation centre aussi l’attention sur les différences de genre, alors même que l’archéologue pourrait être en train de faire face à des différences de classe, d’activités, d’expertise ou de spécialités artisanales entre les personnes dont les corps sont étudiés.

Par exemple, Custer (1991) a déterré au Delaware des individus « femelles » enterrés avec des trousses complètes de taille de silex. En tenant pour acquis que les hommes sont enterrés avec des objets masculins et que les femmes sont enterrées avec des objets féminins, et puisqu’aucun des individus « mâles » n’était enterré avec le même genre de trousse, l’archéologue a conclu que les femmes étaient en charge de la taille de silex dans cette civilisation, et non les hommes, comme le stéréotype le voulait (Custer, 1991). Claassen (traduit de l’anglais; 1991, p. 3) se demande : « à quoi ressemblerait un genre différent d’un point de vue artéfactuel? » Elle souligne de cette manière qu’un troisième genre aurait pu être évoqué pour expliquer que des objets « typiquement » masculins se soient retrouvés auprès de squelettes assignés femelles. En donnant notamment l’exemple des berdaches1, dont la culture matérielle ne leur permet pas d’être classé.e.s avec les hommes ou avec les femmes, elle avance que les archéologues ne devraient pas se limiter au modèle à deux sexes et deux genres, ou même à ceux à trois ou quatre genres.

Pour elle, il importe de reconnaître combien limitée est la capacité des archéologues à reconnaître le genre de manière indépendante du sexe et des rôles sociaux (Claassen, 1992).

Qu’est-ce qui est naturel? Qu’est-ce qui est culturel?

Les approches queers se servent de ces incohérences entre réalités et théories du genre pour questionner les a priori et explorer ce qu’ils nous apprennent des pratiques archéologiques autour de l’identification du sexe des corps. Ainsi, l’idée n’est pas de proposer une manière de reconnaître ou d’interpréter le sexe des squelettes ou le genre des individus déterrés, mais de s'interroger sur la notion même de sexe ou de genre ainsi que la pertinence de s’y attarder dans un contexte bioarchéologique. Par exemple, à qui et à quoi cela sert-il d’identifier le sexe des corps selon deux catégories, s’il en existe en vérité un large spectre?

L’archéologie sert les vivants, et les vivants ont besoin de justice sociale

Il y a sûrement des différences dans le travail performé par différentes classes qui dépassent de loin toutes les différences dans le travail performé entre les hommes et les femmes, maintenant ou dans le passé. [...] Est-ce l’histoire des rôles de sexe que nous voulons explorer? […] Est-ce l’occurrence des sociétés égalitaristes? Combien de temps encore tolérerons-nous la définition archéologique de l’égalitarisme comme « toutes choses étant égales, sauf selon les frontières du genre »? Qui est égal à qui, alors? (traduit de l’anglais; Claassen, 1992, p. 3-4)

À quoi cela sert-il d’identifier le sexe des corps en archéologie? D’après De Leiuen (2015), le genre est un principe fondamental et anhistorique qui organise la vie sociale, la culture matérielle et l’identité personnelle. Ce postulat l’amène à argumenter que pour interpréter la manière dont les individus du passé se comportaient, il est nécessaire de considérer comment le genre imprégnait leurs identités et leurs actions. Elle met toutefois en garde son lectorat concernant les dangers des stéréotypes, de la discrimination et des préjugés qui découlent de l’essentialisation des rôles de genre. De plus, elle explique que l’archéologie n’a véritablement commencé à s’intéresser au concept de genre qu’autour des années 1980, décennie avant laquelle le sexe mâle était de toute façon considéré comme le sexe par défaut dans l’interprétation des données empiriques (De Leiuen, 2015). Ainsi, l'identification du sexe et du genre contribuerait à une compréhension plus nuancée du passé, mais l'histoire de l'archéologie montre également le risque de préjugés liés à l’androcentrisme.

Peut-être est-ce parce que sans « autre » sexe, la question du genre perd de son importance ontologique, épistémologique et politique. Quoi qu’il en soit, par la force de l’habitude et en l’absence de réflexivité ou de remise en question, la tradition scientifique se serait développée sur un modèle biaisé, parce qu’androcentré (Lazzari, 2003). Le problème du postulat de De Leiuen (2015), comme le soulignent Claassen (1992) et Lazzari (2003), est qu’il s’appuie sur l’illusion du genre comme fil conducteur invariable des hiérarchies et des injustices sociales à travers le temps. Ajoutons par ailleurs que ce postulat s’appuie sur le sexe comme déterminant du genre. C’est un raisonnement qui supprime la diversité, la différence, les contradictions et la subversion.

En parallèle, Brumfiel et Robin (2008) ont expliqué que les archéologues féministes et les archéologues du genre ont déjà proposé des études qui remettent en question les modèles selon lesquels l’évolution de l’être humain serait attribuable principalement aux activités « mâles », comme la chasse et la fabrication d’outils. Elles donnent en exemple des recherches archéologiques qui ont permis de montrer que les femmes ont aussi endossé des rôles considérés comme masculins d’après une lunette occidentale : chasseuses, guerrières, artisanes spécialisées, marchandes, commerçantes longue distance, dirigeantes politiques ou leaders religieuses (Brumfiel et Robin, 2008).

Au-delà des rôles genrés, des études en archéologie du genre ont aussi permis de mettre en lumière la manière dont les genres ont été construits et perpétués – ou modifiés – à travers le temps (Brumfiel et Robin, 2008). D’autres études encore ont pu conclure à une absence de hiérarchie du genre en tant que principe d’organisation sociale (Brumfiel et Robin, 2008).

Ces études sont d’importants référents permettant de reconnaître un passé qui s’éloigne certes des attentes contemporaines hégémoniques du genre, mais qui se rapproche néanmoins des réalités de groupes marginalisés (p. ex. celles des personnes agenres ou non conformes dans le genre).

Par ailleurs, c’est aussi parce qu’une lunette du genre comprise par leurs contemporain.e.s – qui les avantagent – sert d’assise théorique que les (bio)archéologues du genre réussissent à convaincre les bailleurs et bailleuses de fonds de leur octroyer des subventions pour leurs recherches (Lazzari, 2003).

La question n’a donc rien d’anodin dans une perspective de justice sociale : à qui et à quoi cela sert-il d’interpréter le sexe et le genre des restes humains en archéologie?

L’archéologie du genre – celle du moins qui domine, avec une lunette occidentale et un modèle binaire – peut être comprise comme une pratique de colonisation des savoirs, de l’épistémologie, des connaissances (Meskell, 2002; Mohanty et al., 1991). L’explication tient en peu de mots : le sexe et le genre n’ont pas été les principes structurants principaux des inégalités sociales partout et de tout temps (Meskell, 1999). Autrement dit, il a pu exister des sociétés où d’autres éléments de catégorisation sociale (p. ex. la classe) étaient plus prégnants.

Mais pourquoi serait-il important de ne pas apposer la lunette binaire du sexe et du genre dans l’interprétation archéologique du squelette, du corps et de la vie dans les civilisations anciennes? Outre le risque de construire des réalités fausses et de tomber dans le piège de l’anachronisme, il apparaît important de penser aux impacts de telles pratiques sur la justice sociale contemporaine.

Les civilisations anciennes et les personnes qui y ont vécu ne sont plus. Cette constatation semble simple et évidente, mais elle est nécessaire : l’existence de l’archéologie et son importance sert les vivants, pas les morts. Actuellement, une place à peu près insignifiante est accordée aux individus dont les corps, les squelettes ou les restes humains sortent du cadre d’analyse binaire occidental de l’interdépendance du sexe et du genre.

Avec l’archéologie queer, l’objectif est de promouvoir la justice sociale, ceci en évitant notamment de coloniser les connaissances sur les civilisations passées en imposant les idées oppressives (p. ex. l’hétérocissexisme) contemporaines dans la recherche archéologique (Rodrigez, 2016).

L’archéologie queer permet aussi de s’attaquer à l’héritage des discriminations et à l’influence des injustices du passé sur celles d’aujourd’hui (Cook, 2019). Elle s’intéresse à l’histoire marginalisée; celle qui, comme le formule Terrance Loewl (2018, paragr. 3), a été balayée sous le tapis.

Elle aide les groupes aujourd’hui marginalisés à mieux se comprendre, à comprendre leur histoire, à se réapproprier des connaissances et à les utiliser pour lutter contre les injustices qui leur sont faites (Smith, 2017).

Elle enrichit leur héritage culturel. Elle met en lumière les enjeux d’équité et de droits humains de même que les violences structurelles perpétrées et subies à travers l’Histoire. Elle est la différence entre la recherche archéologique effectuée sur certains groupes sociaux (p. ex. les femmes) et celle effectuée pour ces groupes.

Bref, elle contribue à la réparation des injustices dans la distribution des ressources, des opportunités et des privilèges qui existent dans le présent, en dévoilant comment elles se rapportent au passé (Smith, 2017).

Oui à la queerisation du passé

Il semble que le paradigme essentialiste, qui a historiquement prédominé en archéologie, pourrait bénéficier d’une approche constructiviste telle que la théorie queer, ne serait-ce que pour s’ancrer dans des analyses situées et adaptées au contexte sociohistorique étudié, pour représenter le genre et le sexe des corps de manière plus juste et nuancée et pour se positionner dans la promotion de la justice sociale contemporaine.

Les approches féministes et queers de l’archéologie ont déjà permis de montrer que les civilisations du passé ont pu s’organiser dans un système à trois genres ou plus, ou encore dans un système où les genres ne sont pas hiérarchisés. Ces civilisations ont pu se composer de personnes dont les rôles de genre diffèrent drastiquement de ceux attendus d’après une perspective occidentale contemporaine.

Peut-être les débats opposant l’essentialisme et le constructivisme sexuels sont-ils prégnants précisément parce qu’ils questionnent la nature même de l’être humain et son rapport à l’autre.

Quoi qu’il en soit, la bioarchéologie queer a su révéler combien riche il pouvait être de retourner aux sources épistémologiques et ontologiques du sexe et du genre comme composantes de l’expérience humaine. Qu’est-ce que la bioarchéologie queer pourrait encore nous dévoiler sur l’être humain et sa relation au sexe et au genre, si seulement on lui en laissait l’occasion?

1 Le terme « berdache » a été imposé par le colonialisme en Amérique du Nord pour désigner le transgendérisme chez les peuples autochtones. Aujourd’hui critiqué, on lui préfère habituellement celui de bispiritualité (two-spirit). « Berdache » est utilisé dans cette chronique parce que c’est le terme que Claassen (1992) emploie. 

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Références
archéologie, histoire, genre, féminisme, queer, binaire, essentialisme, constructivisme, civilisation, contemporain, culture, idéologie, justice, anthropologie, bioarchéologie

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