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Chronique • Du sexe naturel au sexe culturel en (bio)archéologie (queer)

8 avril 2024
Alexandra Toupin, M.A. & B.A. sexologie
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En février dernier, après avoir lu certains textes sur les théories du genre, notamment ceux de Thomas Laqueur (1992), d’Anne Fausto-Sterling (2000) et de Suzanne J. Kessler et Wendy McKenna (1978a, 1978b), j’ai été habitée par un questionnement pendant quelques jours. Inspirée par les théories queers, je me suis interrogée sur l’importance et la pertinence, pour les archéologues, d’identifier le sexe ou le genre des squelettes humains.

Tombe viking de Birka : guerrier, guerrière, guerriex?

Evalo Hansen, croquis de la tombe de Birka (Bj581), découverte sur l'île de Björkö en Suède.

Evalo Hansen, croquis de la tombe de Birka (Bj581), découverte sur l'île de Björkö en Suède.

La tombe viking de Birka a longtemps été considérée comme la tombe d’un guerrier – un mâle. Pourtant, en 2017, des analyses d’ADN ont permis de montrer que le squelette était celui d’une personne dont les chromosomes sexuels étaient XX – en théorie, donc, un squelette chromosomiquement femelle. Une vidéo de Cambridge Achaeologist (2019) pose la question : « Cet individu était-il transgenre et a donc adopté un rôle masculin dans la société, ou était-il une femme qui a simplement subverti les rôles de genre établis? ». Cette question témoigne d’une situation ambiguë pour notre lunette contemporaine du genre et des multiples concepts qui en découlent. La question soulevée apparaît alors éloquente au regard des réflexions que font naître les incohérences du modèle binaire du genre, en particulier quand il s’agit de penser le genre à travers l’Histoire.

 

Si le temps a vu notre utilisation des concepts de sexe et de genre se modifier (Laqueur, 1992),
si notre compréhension de ces concepts influence la manière dont on envisage l’Histoire (Laqueur, 1992),
si l’attribution de genre précède sa construction (Kessler et McKenna, 1978a),
si la performativité du genre et les normes sociales façonnent ses conditions d’existence (Butler, 2001),
et s’il existe plus de deux sexes chez l’être humain (Fausto-Sterling, 2000),

… alors pourquoi l’archéologie s’appuie-t-elle principalement sur un modèle à deux sexes et deux genres?

Par simple curiosité, j’ai posé la question à une amie qui, justement, est archéologue, et plus précisément, bioarchéologue. Voici ce qu’elle m’a répondu :

En gros, on cherche à connaître le sexe d’un individu pour mieux comprendre le rôle qu’il ou elle a joué dans la société. Déterminer aussi s’il y avait des activités spécifiques au genre ou non. Par le contenu des tombes, on peut aussi essayer de voir si certains objets sont attribuables à un genre en particulier ou non, à une certaine classe sociale ou non. Ça peut nous aider à comprendre et reconnaître des objets qu’on retrouverait dans un contexte où l’on n’aurait pas de squelette.

Sa réponse a stimulé mes réflexions. Avant de me laisser, elle m’a communiqué une information qui a achevé de me convaincre qu’explorer le sexe et le genre en contexte archéologique serait au cœur de ma démarche : « Il y a de plus en plus de jeunes archéologues qui font ce qu'on appelle de l'archéologie queer. »

 

PARTIE 1 – Du sexe naturel au sexe culturel en (bio)archéologie (queer)

 

Premier d’une série de trois chroniques portant sur la place du sexe et du genre dans la (bio)archéologie (queer), ce texte entend mettre en lumière les débats que ces concepts suscitent en archéologie, de même que leur caractère culturel ou naturel.

Il importe d’abord de distinguer l’archéologie de la bioarchéologie. Les paradigmes essentialiste et constructiviste sont discutés dans de nombreux domaines et l’archéologie ne fait pas exception. Des questions telles que « Le sexe est-il binaire? », « Les corps sexuels sont-ils dimorphiques? » et « Où se situe le genre dans tout ça? » seront envisagées à l’aune de ces paradigmes qui ne cessent de se faire mutuellement obstacle. La question significative qui s’imposera alors est la suivante : « Comment expliquer que l’on ait déterminé seulement deux catégories de sexe dans l’étude des corps humains du passé? ». Cette question servira de prétexte pour partager les principales critiques constructivistes adressées aux postulats archéologiques traditionnels.

L’archéologie et la bioarchéologie : de quoi s’agit-il?

L’archéologie est une discipline matérialiste en ce sens qu’elle utilise l’analyse des vestiges d’activités humaines – les matériaux – pour interpréter les représentations, les identités culturelles et les rôles sociaux du passé (Perry et Joyce, 2001). En bioarchéologie, ce sont plus précisément les restes humains (les os, les squelettes, l’ADN, etc.) qui sont utilisés pour faire des liens entre la biologie et la culture dans les sociétés du passé (Larsen, 2014). L’objectif de la bioarchéologie est ainsi de mieux comprendre les conditions et circonstances sociales, comportementales et économiques qui ont influencé la santé, le bien-être, le mode de vie et la qualité de vie des êtres humains au fil du temps.

« Il s’agit en somme de comprendre l’expérience humaine à partir de ce que les restes corporels peuvent dévoiler » (Larsen, 2014).

Point de bascule paradigmatique dans la (bio)archéologie du sexe

D’abord ancrée dans une tradition essentialiste, la (bio)archéologie est aujourd’hui bousculée par le paradigme constructiviste du sexe et du genre, notamment par les théories queers (Claassen, 1992). Pendant que ces deux paradigmes s’observent avec méfiance et obstination, des travaux se penchent sur les apports que les théories queers peuvent offrir aux pratiques (bio)archéologiques, histoire de proposer des questions complémentaires, enrichissantes et anti-oppressives autour des notions de sexe et de genre. Le texte qui suit s’attarde à présenter ce qui en ressort.

Essentialisme, dimorphisme sexuel et binarité sexe-genre… à la vie, à la mort?

« Par inadvertance, plusieurs analystes ont naturalisé certaines valeurs culturelles contemporaines, qui ne sont pas dépourvues de problèmes elles-mêmes – en particulier les idées qui veulent que le dimorphisme sexuel fournisse les indicateurs biologiques les plus importants des différences sociales et que l’organisation socioéconomique soit caractérisée par la monogamie, l’hétérosexualité, la division sexuelle du travail et les familles nucléaires patriarcales » (traduit de l'anglais; Geller, 2009, p. 512).

La bioarchéologie s’est développée à partir de l’idée selon laquelle il existe une essence irréductible qui permet de classer les êtres humains dans l’une ou l’autre des deux catégories de sexe : mâle ou femelle (Brumfiel et Robin, 2008). Cette idée décrit ce que l’on appelle l’essentialisme sexuel. Ces deux catégories de sexe seraient par ailleurs mutuellement exclusives et exhaustives, en ce sens que la morphologie humaine se présenterait essentiellement selon une forme typiquement femelle (p. ex. bassin et hanches larges, seins, vagin, utérus, etc.) ou mâle (p. ex. épaules larges, mâchoire carrée, pénis, testicules, etc.). C’est ce que l’on appelle le dimorphisme sexuel (Fausto-Sterling, 2000; Kessler et McKenna, 1978a).

Cette conception du sexe a à voir avec la perception d’une complémentarité des corps dans les processus de reproduction humaine (Kessler et McKenna, 1978a). Alors que les femelles font croître de nouveaux êtres humains dans leur utérus, accouchent et allaitent, les mâles fournissent les spermatozoïdes. Or, il existe quantité de variations à cette « grande vérité » :

  • des personnes ayant des chromosomes XY et un vagin (Kessler et McKenna, 1978a);
  • des personnes ayant un pénis qui n’ont de relations sexuelles qu’avec d’autres personnes ayant un pénis (Weeks, 2014);
  • des personnes ayant deux chromosomes X, des trompes utérines, des ovaires, un utérus, et aussi un pénis et un scrotum (Fausto-Sterling, 2000);
  • des personnes infertiles;
  • etc.

Aussi les corps reproducteurs sont-ils peut-être complémentaires et mutuellement exclusifs, mais en dehors des activités purement reproductives, les corps ont une existence qui ne dépend pas de leurs fonctions génésiques.

Pourtant, c’est sur la base de ces fonctions que les corps sont catégorisés, et ce, en dépit des incohérences du modèle à deux sexes et deux genres, et même si les organes reproducteurs sont parfois absents ou non fonctionnels (Kessler et McKenna, 1978a).

Dans une perspective de dimorphisme sexuel, le corps d’un individu révélera à laquelle des deux catégories de sexe il appartient. Or, l’idée ne s’arrête pas là. Être un individu mâle impliquerait une place sociale et un rôle social différents de ceux d’un individu femelle. Cet aspect social du sexe est fréquemment désigné par le concept de genre (Kessler et McKenna, 1978a). Un individu mâle aurait ainsi un genre masculin; il serait un homme. Un individu femelle aurait un genre féminin; il s’agirait d’une femme. Le sexe serait donc naturel, corporel, inné, et le genre serait social, culturel, construit. C’est une perspective qui voit une binarité entre le sexe et le genre, proposant l’équation « sexe => genre ». Le genre découlerait du sexe; le sexe déterminerait le genre (Claassen, 1992).

Critiques de l’essentialisme en bioarchéologie traditionnelle du genre

En bioarchéologie, le matérialisme décrit précédemment tient pour acquis – ou du moins promeut l’idée – que les restes humains fournissent des preuves tangibles de l’existence de catégories sociales dans les anciennes civilisations (Brumfiel et Robin, 2008). Dans le cas du genre, l’archéologie a traditionnellement considéré qu’il désignait le nom d’une catégorie qui crée des divisions sociales nettes (Lazzari, 2003). Le raisonnement veut ainsi que parce qu’on peut attribuer un sexe aux restes humains, alors c’est que le genre existait bel et bien comme diviseur social dans le contexte sociohistorique propre à ces matériaux (Perry et Joyce, 2001). Autrement dit, si l’on peut départager les squelettes mâles des squelettes femelles, c’est que leur corps est genré et que l’équation « sexe => genre » s’applique. 

Le problème d’un tel postulat est qu’il repousse la réflexion critique sur les représentations de genre et leur incorporation dans la reconstruction du passé, construisant en quelque sorte une vision statique et anhistorique du genre comme quelque chose de naturellement binaire (Laqueur, 1992; Perry et Joyce, 2001). Ce postulat a été critiqué par des archéologues, entre autres parce qu’il serait biaisé. Claassen (1992) fait partie des archéologues qui ont rapporté de tels biais dans l’identification du genre des squelettes. Elle a affirmé que le sexe et le genre sont culturels et que, de ce fait, attribuer un sexe à un squelette – ou le genrer – est un acte culturel.

Cette perspective fait écho à ce que proposent Kessler et McKenna (1978a) lorsqu’elles affirment qu’aucune caractéristique ou aucun groupe de caractéristiques ne peut en tout temps et sans exception permettre d’identifier le genre d’une personne.

Il faut que le genre existe pour que le sexe ait un sens, une signification (Kessler et McKenna, 1978a). 

Devant cette réalité, comment expliquer que l’on ait déterminé seulement deux catégories de sexe?

De son côté, Laqueur (1992) a montré que jusqu’à la fin du XIIIe siècle, le modèle dominant en était un à un sexe et deux genres, les femmes étant perçues en quelque sorte comme des mâles moins bien réussis. L’idée était qu’à cause d’un défaut de chaleur, les femmes auraient conservé leurs testicules (ovaires) et leur pénis (vagin) à l’intérieur de leur corps (Laqueur, 1992). Dans le même ordre d’idées, Hollimon (1997) a expliqué que la binarité homme/femme pouvait limiter les interprétations archéologiques lorsque les civilisations analysées fonctionnaient en fait d’après un système à trois ou quatre genres, par exemple. 

En dépit de ce qui précède, s’en remettre au genre comme système de classification sociale n’est pas forcément inopportun dans les pratiques d’interprétation de matériaux bioarchéologiques. Après tout, le dimorphisme sexuel et le système à deux sexes et deux genres sont des systèmes de classification des corps, des identités et des personnes qui ont existé – et existent toujours – dans des contextes sociohistoriques et géopolitiques donnés, et ce, même s’ils sont contestés (Ghisleni et al., 2016). Néanmoins, s’y appuyer de manière irréfléchie et acritique n’est pas anodin.

Tout en considérant ce système de classification comme une variation des possibles, il convient de ne pas s’y enfermer, au risque d’entretenir des biais de confirmation et de s’éloigner des nuances et éventuelles contradictions qui font aussi partie de l’expérience humaine (Ghisleni et al., 2016).

Lazzari (2003) souligne à ce sujet que des pratiques archéologiques acritiques par rapport au sexe et au genre ont notamment mené à l’invisibilisation des femmes comme agents sociaux actifs du passé, les représentant, d’après une perspective androcentrée, comme passives et victimes de leur propre nature corporelle imparfaite ou encore du pouvoir social des hommes. Par exemple, les archéologues auraient longtemps porté leur intérêt sur l’étude des activités codées comme masculines d’un point de vue occidental, telles que la chasse, la guerre et la fabrication d’outils, et ignoré les activités codées comme féminines, comme la cueillette, la transformation des aliments cueillis et l’éducation des enfants (Brumfiel et Robin, 2008). Laqueur (1992) explique par ailleurs qu’il a fallu attendre l’an 1759 avant que le premier squelette femelle soit reproduit et détaillé dans un ouvrage d’anatomie. Seuls les squelettes mâles auraient servi de modèle de base à la connaissance des structures osseuses humaines avant cette date (Laqueur, 1992).

Enfin, les pratiques archéologiques acritiques auraient aussi mené à la mise en exergue de ce qui sert les besoins de mouvements politiques contemporains (p. ex. le trans-exclusionary radical feminism) – parfois au détriment de l’exactitude scientifique ou d’autres mouvements militants comme ceux des personnes trans et intersexes – et à des assomptions déductives biaisées, plutôt qu’à des explorations inductives de contextes sociaux différents de ceux des archéologues (Lazzari, 2003).

De la bioarchéologie traditionnelle à la bioarchéologie queer

Si la bioarchéologie cherche à dévoiler la vie vécue des humains de civilisations anciennes à partir de ce que leurs biomatériaux artéfactuels peuvent révéler, la tâche demeure ardue : encore faudrait-il que lesdits matériaux « révèlent » des vérités, des réalités non interprétées ou interprétables. C’est du moins l’idée sur laquelle s’appuie le paradigme constructiviste pour critiquer les présomptions essentialistes de l’archéologie traditionnelle au sujet du sexe ou du genre des restes humains. Avant d’utiliser des assises essentialistes pour interpréter les biomatériaux, il conviendrait de s’attarder aux questions encore en suspens : « Le sexe et le genre désignent-ils une même réalité? », « Est-ce qu’un squelette a un sexe, un genre? », « À qui et à quoi cela servirait-il de le connaître? ». C’est ce que la deuxième partie de cette série de chroniques propose d’explorer, et ce, à l’aide de ce que les travaux archéologiques et les théories féministes et queers mettent en lumière. Deux questions ne sauraient échapper à cette exploration : « En quoi consiste vraiment l’archéologie queer » et « Comment justifie-t-on son utilité dans l’étude du sexe des restes humains? ».

Lire la deuxième partie de la série
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Références
genre, histoire, archéologie, idéologie, humain, histoire, civilisation, queer, féminisme, binaire, anthropologie, bioarchéologie

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