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Chronique • Manuel d'instruction pour un usage subversif du spéculum (partie III)

20 décembre 2017
Eden Fournier
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Il y a de ces concepts dont on n’arrive jamais vraiment à se détacher, qui finissent par nous habiter, malgré nous, et qui ne nous laissent jamais vraiment indemnes.

Ce qui devait faire l’objet que d’une seule chronique en a fait l’objet de trois, et la réalité a rapidement dépassé la fiction. À la mi-août, je recevais le message texte suivant : « Morning ! Would you like a stainless steel speculum? » Comme quoi, les mots portent plus loin qu’on le croit.

Les parties I et II du Manuel d’instruction pour un usage subversif du spéculum, ayant trait au rôle du spéculum dans l’établissement d’une science de la femme (Moscucci, 1990 cité dans Vuille, 2016) et à la conceptualisation de l’examen gynécologique en tant que performance, ont souligné que le spéculum, en rendant visible le privé, est politique.

Deux modes de subversion du spéculum seront étayés dans cette ultime partie du Manuel afin de rendre compte de la possibilité de renverser les relations de pouvoir sous-tendues par qui regarde et qui pénètre : par les arts performatifs et le génie biomédical féministes. À cet effet, l’oeuvre d’Annie Sprinkle, Public Cervix Announcement, ainsi que le projet Yona seront analysés.

Repenser le spéculum : Public Cervix Announcement

Chicago, 1991. La star du porno et activiste Annie Sprinkle présente sa plus récente oeuvre, Post Post Porn Modernism : Still in Search of the Ultimate Sexual Experience, constituée de multiples vignettes ayant trait au travail du sexe, aux relations amoureuses et à la libération du corps féminin. Avant l’entracte, celle-ci énumère les quatre raisons l’ayant conduite à la création de la performance Public Cervix Announcement : « Many of you have never seen a cervix before », « I think mine is beautiful », « I want to show you that there are no teeth in there » et « There was a time that women couldn’t wear skirts above their ankles, then they wore miniskirts. This is the next step » (cité dans Kapsalis, 1997).

Puis, après avoir réalisé une douche vaginale, Sprinkle procède à l’autoinsertion d’un spéculum. Munie d’une lampe de poche et d’un microphone, elle invite les spectateurs à s’approcher afin qu’ils puissent plonger leur regard à l’intérieur de la cavité vaginale et observer le col de l’utérus (en anglais, cervix). Cette invitation se veut lourde de sens, le corps médical ayant été celui qui, traditionnellement, possédait la technologie nécessaire à l’exploration du corps de la femme, le spéculum (Löwy, 2011). En outre, rares sont les femmes ayant été conviées à manier un spéculum lors d’un examen gynécologique (Kapsalis, 1997).

Public Cervix Announcement oeuvre à déconstruire la mystique du spéculum nourrie par la peur et l’anxiété entourant l’objet. À leur tour, les affects négatifs maintiennent les relations de pouvoir entre les professionnels de la santé pénétrants et les patientes pénétrées.

En maniant l’instrument et en encourageant un dialogue entre le public et elle, Sprinkle souligne que le spéculum, « may thus no longer serve as terrifying trope (...) [and] that it is not the speculum that is inherently horrifying, but rather other aspects of the exam that cause fear and even harm » (Kapsalis, 1997, 120).

Si lors des premières représentations de Public Cervix Announcement un homme (ou plutôt, une femme vêtue de vêtements masculins) insérait le spéculum à l’intérieur de l’artiste, la performance a été modifiée afin que Sprinkle manie l’instrument, de la même manière que les femmes ont été conviées par les collectifs féministes au cours des années 1970 à explorer et à célébrer leurs organes sexuels armées de spéculums et de miroirs.

Reconcevoir le spéculum : génie biomédical et hacking féministe

La performance d’Annie Sprinkle met en relief un désir de reprendre le contrôle de son corps, mais également de l’examen gynécologique. Une étude australienne, ayant interrogé 133 femmes quant à leurs attitudes en ce qui a trait spéculum, a souligné que 91 % d’entre elles préféreraient insérer le spéculum elles-mêmes plutôt que de confier la tâche à un médecin. Les motifs cités pouvant expliquer cette préférence sont l’inconfort et la vulnérabilité ressentis lors de l’insertion (Wright et al., 2005).

Désirant diminuer l’inconfort des patientes lors de l’examen gynécologique, Mercy Asiedu, candidate au doctorat en génie biomédical, propose une alternative au spéculum : un prototype de la taille d’un tampon muni d’une caméra de 2 mégapixels permettant de voir le col de l’utérus de l’intérieur : « The speculum was originally designed for a physician to view the cervix from outside the body (...) but with current technology, you can easily view the cervix from inside the body » (Pardes, 2017). Le prototype favorise la participation de la patiente puisque celle-ci peut regarder en temps réel les images captées à l’aide de la caméra. En outre, les quinze participantes ayant essayé le prototype développé par Asiedu ont jugé celui-ci plus confortable que le spéculum traditionnel (Asiedu et al., 2017).

L’initiative la plus prometteuse semble être Yona, projet ayant initialement pour objectif de reconcevoir le spéculum, l’objet, et qui oeuvre désormais à la réécriture complète de l’examen gynécologique afin de promouvoir la santé for people with vaginas.

Hailey Stewart, designer industrielle et chercheuse, et Sahana Kumar, spécialiste de l’expérience utilisateur (experience designer), se sont données pour mission de proposer un instrument ne présentant pas les défauts du spéculum traditionnel : bruyant, froid et inconfortable. Leur proposition? Un spéculum recouvert de silicone. À la manière des vibrateurs, le nouveau matériau présente plusieurs avantages : aisément stérilisable, non froid au toucher et facilitant l’insertion (Panders, 2017). Comparé au spéculum de métal présentant de nombreux interstices, le silicone permettrait d’éviter certaines blessures. En outre, l’esthétisme de l’instrument s’en trouve amélioré.

Or, Stewart et Kumar reconnaissent que la reconception du spéculum n’est pas suffisante pour dissiper les craintes associées à l’examen gynécologique et que l’austérité de l’environnement clinique nourrit l’inconfort rapporté par les patientes (Panders, 2017). Plusieurs avenues ont été explorées afin de rendre l’expérience plus agréable : design d’une application permettant à la patiente de poser des questions et d’accéder à une méditation guidée avant l’examen gynécologique et création d’une trousse incluant une balle anti-stress et des chaussettes afin d’améliorer le confort lors de l’examen. Le but ultime des créatrices de Yona? Transformer les soins de santé, one vagina at a time.

* * *

Quelques jours après avoir reçu le message texte, je serrais, au creux de mes mains, mon tout premier spéculum en acier chirurgical, et j’ai compris que l’instrument avait tout d’une arme. Une arme ayant pour cible la réappropriation, par les femmes, de leur santé gynécologique. Une arme d’autodéfense des corps et des savoirs.

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Références
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Pour citer cette chronique :

Fournier, E. (2017, 20 décembre). Manuel d'instruction pour un usage subversif du spéculum (partie III). Les 3 sex*https://les3sex.com/fr/news/14/chronique-manuel-d-instruction-pour-un-usage-subversif-du-speculum-partie-iii- 

gynécologie, spéculum, féminisme, génie biomédical, annie sprinkle, Eden Fournier

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