Échographie de l'autrice réalisée lors de son premier avortement.

Témoignage • Mère épistolaire

4 octobre 2021
Anonyme
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Deux fois. Les deux fois la même année. Deux gars. Dans ma tête, c’est trois gars, parce que la deuxième fois, je suis pas sûre si c’était K. ou A.

J’écris de la poésie depuis aussi longtemps que je me souvienne. J’ai eu un accident durant ma préadolescence, et j’ai pas grand souvenir de ce qui en précède. Je pense donc que je peux avancer que j’écris depuis au moins mes douze ans. Mais c’est récent que ça ressorte autant dans mon écriture. C’est comme si la dysphorie de genre que je ressens voulait accoucher de ces avortements-là pour en faire autre chose qu’une séquelle de ma féminité biologique. Les mettre sur papier comme une métaphore pour les mettre au monde. Ou encore, les loger dans ma tête plutôt que dans mon ventre.

J’écris anonymement, parce que très peu de gens savent que j’ai avorté. Je me réconforte en me disant que les gens qui me connaissent vraiment me reconnaîtront dans ce témoignage. Ou peut-être vais-je refléter le vécu de bien d’autres personnes que seulement le mien.

***

Je me souviens qu’il y avait une carte du monde au plafond et m’être dit que j’allais réviser ma géographie, … avant que la drogue injectée me rende ricaneuse, m’empêche de produire une phrase complète et de me concentrer sur la disparité de taille entre les pays.

J’ai grandi dans une famille religieuse pratiquante où la sexualité hors mariage était proscrite et taboue. La première fois que ma mère a su que j’avais découché et dormi avec un garçon, mon copain d’alors (une amie avait oublié de mentir pour moi), elle m’a appelée pour me demander si c’était vrai. Quand j’ai répondu que oui, elle m’a raccroché au nez et ne m’a pas adressé la parole pendant des jours. Nous n’en avons jamais parlé.

Je me souviens avoir demandé aux infirmières ce qu’on allait m’injecter, et avoir demandé de ne pas recevoir le « machin-qui-fait-oublier » et qu’on m’avait répondu que ce n’était pas possible. Aujourd’hui, je sais que le versad (le nom du médicament en question) fait oublier la douleur et non pas l’évènement.

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Accoucher de mes avortements donc. Je les accouche en poèmes. Mes babillages incompréhensibles pour remplacer ceux de mes enfants avorté.e.s. Ou accoucher de ma féminité. La libérer de l’emprise que nous avons l’une sur l’autre. La rendre à elle-même, libre, comme le génie d’une lampe qu’on aurait assez astiquée.

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Je me souviens que quelques semaines après mon premier avortement, on apprenait dans la famille qu’il allait y avoir le premier bébé : j’allais être tante pour la première fois, et ma mère grand-mère pour la première fois. Une des premières choses qu’elle m’a dite lorsque nous nous sommes retrouvées seules, c’était de faire attention à mes choix et qu’il était hors de question que je tombe enceinte en ce moment et hors de question qu’il y ait un avortement dans sa famille. Coup de couteau au cœur.

Je me souviens avoir vomi sur le tapis de la clinique avant de sortir.

Je me souviens avoir repris mes esprits après l’opération, avoir dû mettre une serviette sanitaire aussi épaisse qu’un grilled-cheese entre mes jambes avant qu’on me donne un congé rapide. Je me souviens des regards des passant.e.s. Littéralement tout le monde me regardait. Je les comprends : mon partenaire devait me soutenir, j’étais encore tellement droguée que je n’arrivais pas à marcher.

***

Alors je finis par être appelée à parler de corporalité et de féminité, parce que je me sens, depuis, habitée comme une mère. Je crois que je ne peux aimer que maternellement, comme pour me réapproprier l’amour maternel qui m’a fait faux bond, comme pour comprendre que ma mère m’a bel et bien aimée, mais qu’elle ne savait juste pas comment m’aimer moi. Si nullipare je peux me permettre de les aimer, alors que je les ai refusé.e.s, mes enfants; je pourrai lui permettre d’avoir manqué d’amour pour moi. Un transfert d’indulgence.

Je me souviens que dans une seule des deux cliniques, j’ai eu le passage obligé dans le bureau d’une travailleuse sociale. J’y avais pleuré parce que je sentais que c’était ce qu’on attendait de moi. Les larmes m’ont toujours été plus accessibles que les mots prononcés.

Pardonne-moi K. Même si je n’étais pas amoureuse, tu as été ma plus belle histoire d’amour, comme le chante Barbara, que nous admirions tou.te.s deux. Je t’offrirais la grotte à nouveau, le Miguasha où mon absence rayonne.

***

Avortements. Interruptions volontaires de grossesse. Quels vilains mots.

Ce n’est pas nécessairement ce qu’on en dit. Je vous invite à vous faire confiance. Je les ai de tatoués sur la peau. Ils font partie de mes thèmes poétiques. Mais je n’y pense presque jamais. Ils m’ont libérée de mon pesant corps féminin qui me dégoûtait. Mes textes sont nos thérapies de famille.

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