Réflexion • Le Sénat français contre l’écriture inclusive

10 novembre 2023
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Le 31 octobre 2023 marque l’adoption à 221 contre 82 voix de la proposition de loi visant à « protéger » la langue française. Cette proposition de loi vise à interdire l’écriture inclusive dans les éditions, productions et publications scolaires et universitaires ainsi que dans les actes civils, administratifs et commerciaux. Bien qu’un projet de loi édictant comment les gens peuvent écrire et communiquer peut surprendre, une telle réaction de la part d’une institution française peut, elle, moins étonner. Il est nécessaire de préciser, comme le rapporte France Info, que pour être officiellement adoptée, la loi doit être inscrite à l’ordre du jour de l’Assemblée nationale et approuvée par les député.e.s, « ce qui est loin d’être assuré ». En effet, une proposition de loi similaire avait été déposée par le Rassemblement national (anciennement Front national) plus tôt dans l’année avant d’être rejetée.

Faisons une mise en contexte historique. L’expression « écriture inclusive » fait son apparition dans la scène médiatique francophone suite à deux évènements survenus en France en 2017. D’abord, la parution en mars 2017 d’un manuel scolaire rédigé avec points médians, puis la pétition de 314 enseignant.e.s refusant désormais d’enseigner la règle du « masculin l’emporte sur le féminin ». L’Académie française s’empresse de scander que « la langue française se trouve désormais en péril mortel ». La même année que ce cri d’alarme de l’Académie, l’écriture inclusive est interdite dans les textes officiels. Finalement, en 2021, le ministère de l’Éducation nationale se met de la partie en interdisant à son tour l’écriture inclusive. C’est donc sans surprise que le projet de loi n°777 a été adopté cette année par l’Assemblée nationale.

Plusieurs raisons poussent la France à se mobiliser ainsi contre l’écriture inclusive. On peut nommer la tradition puriste et prescriptive de la langue qui y est plus forte qu’ailleurs, encouragée par l’unilinguisme officiel (contrairement à tous les autres pays francophones), la résistance aux enjeux féministes, l’héritage aristocratique et misogyne, etc. Mais une en particulier m’intéresse ici, et c’est la vision de l’écriture inclusive qui y est défendue. 

Certes, les définitions de l’écriture inclusive abondent, mais on peut aisément distinguer la tendance québécoise (qui réfléchit à l’inclusion de toute personne, peu importe leur genre) de la tendance française. Contrairement au Québec, la France tend à avoir une vision de l’écriture inclusive plus axée sur l’égalité femme-homme et donc à promouvoir une vision exclusivement binaire du genre. Les deux guides qui constituent la référence en la matière sont ceux de l’agence Mots-Clés, dirigée par Raphaël Haddad, et du Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes. Si l’on reprend leurs dires, on y parle d’écriture inclusive en termes d’« attentions graphiques », ce qui explique qu’on réduise l’écriture inclusive à l’utilisation du point médian, ce qui entre autres mène à toutes ces interdictions. 

La France a un long historique de débats autour de la féminisation, avec l’Académie française qui a statué en adoptant la féminisation des titres et métiers (en 2019 seulement) qu’« il n’existe aucun obstacle de principe à la féminisation des noms de métiers et de professions ». En comparaison, l’OQLF a émis sa première recommandation pour la féminisation des titres et métiers en 1979. Mais l’on sait bien qu’un tampon d’approbation ne suffit pas pour que des termes soient automatiquement mis en usage. On peut l’illustrer avec « divulgâcher », verbe proposé par l’OQLF en 2014 mais qui peine à être utilisé et qui subit beaucoup de jugement d’esthétisme.

Cette vision de l’écriture inclusive courante en France a aussi l’ambition de s’institutionnaliser, selon la perspective de Raphaël Haddad, qui est derrière la création du premier guide susmentionné, le premier à avoir abondamment circulé en ligne. Il poursuit comme objectif « de rendre cette écriture soutenable et facile à appréhender. » Il précise d’ailleurs qu’il faut agir « [s]ur le plan institutionnel prioritairement, car ce sont principalement les entreprises qui produisent aujourd’hui de l’inégalité entre les femmes et les hommes. » Ce dernier a également enregistré l’expression écriture inclusive en 2016 à la propriété industrielle. Je reprends les mots inquiets de la linguiste Julie Abbou face à cette institutionnalisation de l’écriture inclusive : « Les féministes connaissent depuis longtemps le risque de voir se diffuser et être récupérés le discours et les pratiques féministes dans des espaces non féministes. Les pratiques féministes du langage semblent ainsi avoir connu leur marchandisation sous la forme de l’écriture inclusive. »

Haddad réitère dans son livre de 2023 que l’écriture inclusive « permet d’assurer une égalité des représentations entre les femmes et les hommes ». Mais alors, si la féminisation et l’écriture inclusive poursuivent le même but d’égalité entre les femmes et les hommes, qu’est-ce qui justifie toutes ces lois contre l’écriture inclusive qui réitèrent l’importance de la féminisation des titres et métiers? Il faut supposer que cette introduction d’un caractère supplémentaire porte réellement atteinte à la langue française selon ces politicien.ne.s. Quoi qu’il en soit, cet énoncé et cette définition nourrissent mon propos en ce qu’on ne fait alors plus la différence entre féminisation et écriture inclusive dans sa portée : si l’écriture inclusive est un outil d’égalité femme-homme, elle a la même portée que la féminisation. Pourtant, nous ne parlons pas d’écriture égalitaire, mais d’écriture inclusive.

Si l’on fait une mention des personnes non binaires dans énormément d’ouvrages féministes, dont ce livre de Haddad, il est rare que celles-ci soient incluses dans le paradigme proposé. Nous en avons un bon exemple ici. Le guide du Haut Conseil fait d’ailleurs cette mention : « Dans les milieux queers, le ‘‘x’’ représente souvent les personnes qui ne veulent pas afficher une appartenance de genre. On utilisera, par exemple, le terme les étudiant·xes pour désigner et inclure toutes les personnes (cisgenres, transgenres et non binaires). » Ainsi, selon cette vision de l’écriture inclusive qui dessert l’égalité homme-femme, il faut recourir à une graphie tronquée différente lorsqu’on souhaite inclure les personnes non binaires et trans dans nos termes ; elles ne seraient pas incluses dans « étudiant.e.s ». Cela rappelle drôlement les vocables fxmme et womxn, critiqués pour leur exclusion plutôt que leur inclusion1.

On observe au contraire le recours aux graphies tronquées chez nombre de personnes non binaires ou non conformes dans le genre dans des formes comme « je suis un.e étudiant.e ». Les 3 sex* et nombre de personnes utilisant l’écriture inclusive comme outil de subversion du genre et/ou d’inclusion linguistique démentent que l’écriture inclusive est un outil pour l’égalité entre femmes et hommes. Ce qui est sûr, c’est que l’écriture inclusive, ou les pratiques linguistiques subversives à l’égard du genre, ne sont pas en point de disparaître. Au fond, peut-être que l’adoption de la loi par le Sénat français aura comme incidence de rendre cette pratique plus militante, et qu’avec son interdiction dans les secteurs publics, mais également dans l’éducation et l’édition, elle pourra plutôt se désinstitutionnaliser, à l’inverse du souhait de certain.e.s.

1Pour plus d’informations, voir l’article de López dans Insider.

Les 3 sex* et Club Sexu ont auto-édité un guide d’écriture inclusive rédigé par Magali Guilbault Fitzbay en 2021 et offrent également des formations sur le sujet.

Pour plus d’informations, consultez la page du projet.

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Sources
langue, français, LGBTQ+, prescription, contrôle, langage écrit, linguistique, gouvernement

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