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Chronique • L’accès à une sexualité saine et épanouissante en contexte d’itinérance : défis et résilience

15 juillet 2024
Flora Collette
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Flora C. travaille en intervention dans le milieu de l’itinérance à Montréal depuis quelques années. Ce texte aborde les droits sexuels des personnes en situation d’itinérance (PSI), et se base à la fois sur la littérature scientifique et sur l’expérience terrain de Flora. Le texte sera donc ponctué d'anecdotes et de situations vécues dans son milieu d’intervention. À noter que la littérature scientifique actuellement disponible concernant les droits sexuels des PSI est très limitée et celle existante porte surtout sur le vécu des adolescent.e.s et des jeunes adultes en situation d’itinérance.

Selon la Politique nationale de lutte à l’itinérance - Ensemble, pour éviter la rue et en sortir, « L’itinérance désigne un processus de désaffiliation sociale et une situation de rupture sociale qui se manifestent par la difficulté pour une personne d’avoir un domicile stable, sécuritaire, adéquat et salubre en raison de la faible disponibilité des logements ou de son incapacité à s’y maintenir et, à la fois, par la difficulté de maintenir des rapports fonctionnels, stables et sécuritaires dans la communauté. L’itinérance s’explique par la combinaison de facteurs sociaux et individuels qui s’inscrivent dans le parcours de vie des hommes et des femmes » (ministère de la Santé et des Services sociaux, 2014). 

Les PSI représentent un groupe exclu socialement et marginalisé. Lorsqu’une personne ou un groupe est exclu de la société, il y a forcément un déni de leurs besoins (Blais et al., 2012) et des moyens pour répondre à ces derniers, ce qui entraîne leur déshumanisation. Chez les PSI, il y a entre autres un déni de leurs besoins intimes et sexuels (Blais et al., 2012).

Pourtant, selon la déclaration des droits sexuels de la World Association for Sexual Health (WAS), les droits sexuels, incluant le droit à l’intimité et à la vie privée en matière de sexualité, sont des droits fondamentaux pour tou.te.s et doivent être appliqués, respectés et protégés, et ce, sans aucune exception (WAS, 2014). L’article 6 de cette déclaration reconnaît d’ailleurs le droit pour tou.te.s à l’intimité et à la vie privée concernant la sexualité pour qu’elle soit vécue dans l’épanouissement et sans intrusion. 

« Chacun[.e] a droit à l’intimité de la vie privée en matière de sexualité, de vie sexuelle, et de choix touchant au corps et aux relations ou pratiques sexuelles consensuelles, sans ingérence ni intrusion arbitraire. Est inclus le droit d'exercer un contrôle sur la divulgation à autrui d’informations personnelles touchant à la sexualité » (article 6; WAS, 2014).

Cette déclaration s’applique très difficilement en pratique pour les PSI, en raison de la stigmatisation de leur sexualité (Blais et al., 2012; Côté et al., 2013; Côté, 2021).

Afin de participer à la déconstruction des préjugés desquels découle la stigmatisation vécue par les PSI, il importe de mieux comprendre leur réalité, spécifiquement en ce qui concerne leurs droits sexuels. Cette chronique abordera d’abord les obstacles rapportés par les PSI à vivre une sexualité saine et épanouissante. Ensuite, il sera expliqué pourquoi les relations intimes en contexte de rue sont importantes et comment elles contribuent à développer une résilience chez les PSI.

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L’accès difficile à l’intimité et à la vie privée en matière de sexualité

Imaginez ne pas avoir accès à un endroit privé pour pouvoir vivre votre intimité et vos moments difficiles. Considérant que plusieurs PSI habitent la sphère publique, tout ce qui est habituellement vécu dans le privé, comme l’intimité et la sexualité, se déroule très souvent sous le regard des autres. Le fait de vivre des moments de vulnérabilité en public peut venir renforcer les idées préconçues que l’on peut avoir envers les PSI, puisqu’il est mal vu de vivre ses difficultés et de manifester des émotions négatives en public (Oppenchaim et al., 2010). De plus, puisque avoir des relations sexuelles en public peut être considéré comme des gestes indécents, ce qui est punissable par la loi québécoise (Éducaloi, 2024), la judiciarisation ajoute un défi supplémentaire aux PSI pour vivre une sexualité saine et épanouissante (Oppenchaim et al., 2010). 

Pour les PSI résidant en ressource d’hébergement, l’accès à une intimité ainsi qu’une sexualité saine et épanouissante comporte également son lot de défis. Bien souvent, les chambres sont séparées en dortoir, rendant l’accès à l’intimité très difficile. Au sein des ressources québécoises d’hébergement, il arrive souvent que l'abstinence sexuelle soit mise de l'avant, ouvertement ou non. Cela se reflète souvent dans les codes de vie de nombreuses ressources d’hébergement, qui interdisent les relations sexuelles entre personnes usagères sur ses lieux, voire obligent les personnes à être à leur lit à une certaine heure, généralement 21h00, sans quoi elles pourraient se voir expulsées. 

Par exemple, dans la ressource où je travaillais, il y a eu le cas d'un couple composé de deux hommes résidant dans la même ressource d’hébergement, mais ayant des lits à des étages séparés. Ils se sont régulièrement fait prendre dans le même lit, bien que le code de vie de la ressource d’hébergement interdisait de se déplacer d'étage. Lorsqu’une personne usagère contrevient au code de vie d’un centre d’hébergement, des conséquences s’ensuivent, pouvant généralement aller d’un renvoi de quelques heures, à une expulsion définitive. Sans surprise, certaines PSI trouvent ces codes de vie contraignants et préféreront parfois vivre dans la rue afin d’avoir plus de liberté.

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Les difficultés rapportées par les PSI à pouvoir vivre une sexualité saine et épanouissante

Il est difficile pour les PSI de vivre une intimité et une sexualité épanouissante pour plusieurs raisons. D’abord, le manque d’accès aux moyens de contraception contribue à faire en sorte qu’il y a un plus haut taux de grossesses non désirées chez les PSI. De même, la difficulté accrue d’accéder à des moyens de protection engendre davantage d’infections transmissibles sexuellement et par le sang (ITSS) chez les PSI (Blais et al., 2012; Côté, 2021). 

Plusieurs PSI rapportent la crainte de se faire trahir, de même que de se faire voler de l’argent ou de la drogue par un.e partenaire intime (Côté, 2021). Ceci est notamment dû à l’exigence de survie, c’est-à-dire le comblement des besoins de base, tels que manger et dormir. Cette exigence de survie peut aussi impliquer la consommation de drogues et d’alcool. Cela crée donc un climat de méfiance et d'hypervigilance dans la rue (Côté, 2021). Il y a d’ailleurs un grand nombre de PSI qui ont vécu de la violence conjugale ou des traumatismes relationnels, notamment avec des membres de la famille, des ami.e.s ou des partenaires intimes (Côté, 2021). Créer un lien de confiance avec autrui peut donc être très difficile pour les PSI, malgré son importance pour l’établissement d’une relation intime saine et épanouissante (Côté, 2021). 

Lorsqu'un couple en situation d’itinérance désire une place dans une ressource d’hébergement, il désire la majorité du temps rester ensemble. Bien que cette demande soit très valide, mes collègues et moi-même n'arrivons pas toujours à y répondre. D'une part, le nombre de PSI à Montréal dépasse très largement le nombre de places disponibles dans les ressources d’hébergement, ce qui rend nos options très limitées. D'une autre part, si le couple est hétérosexuel, cela nous restreint aux hébergements mixtes, et si le couple est queer, plusieurs ressources d’hébergement n’ont pas les connaissances et les outils nécessaires pour favoriser leur sentiment de sécurité. Par exemple, certaines ressources n’acceptent toujours pas les personnes trans et/ou non binaires. Il arrive donc souvent que l’on doive les convaincre de se séparer dans des ressources différentes, car nous n’arrivons pas à en trouver qui sont en mesure d’accepter les deux. Évidemment, peu de couples vont accepter de se séparer, et préféreront alors dormir dans la rue.

Aussi, avoir une relation intime implique souvent de se rendre vulnérable, ce qui peut donner à l’autre un certain pouvoir. En effet, la vulnérabilité amène une personne à dévoiler différentes facettes d’elle, qu’elle tente normalement de cacher pour ne pas montrer ce qui peut être perçu par les autres comme un signe de faiblesse. De ce fait, lorsque quelqu’un se montre vulnérable et ose se confier, cela fait en sorte que l’autre connaît davantage les sensibilités et difficultés de cette personne. Cela peut lui donner un certain pouvoir, car elle peut potentiellement utiliser ces confidences contre elle, dans le but de l’affaiblir, et donc d’avoir plus de pouvoir sur cette dernière. Ces relations peuvent donc être perçues comme étant un danger pour la survie, puisqu’un élément clé pour toute relation est la confiance, qui implique forcément de se montrer vulnérable (Côté, 2021).

De plus, les relations intimes entre PSI sont souvent décrites comme étant brèves, marquées par la mobilité et les passages dans des institutions (ressources d’hébergement, centres de crise ou de désintox, pénitenciers, etc.) ainsi que par des périodes d’absence et de retrouvailles, complexifiant ainsi la possibilité d’une relation stable (Blais et al., 2012). C’est entre autres pourquoi plusieurs PSI privilégient les relations de type « no strings attached » (Blais et al., 2012). Ce type de relation leur permet de répondre à leurs besoins psychoaffectifs, d’intimité et de sécurité, sans compromettre leur besoin d’indépendance et sans ressentir la nécessité de révéler certains aspects de leur vie qu’elles désirent garder pour elles (Blais et al., 2012). Sachant que plusieurs PSI ont pu vivre des violences relationnelles dans leur passé (Côté, 2021), leur capacité à faire confiance aux autres et à vouloir s’engager dans une relation à long terme peut s’en trouver affectée (Côté, 2021). Bien que des PSI trouvent nécessaire d’avoir des relations amoureuses afin de répondre aux besoins matériels, mais aussi psychoaffectifs et identitaires, elles expriment également l’impossibilité de maintenir ces relations sur le long terme à cause des conditions de vie précaires reliées à l’itinérance, notamment l’instabilité financière et matérielle ainsi que l’hostilité dans la rue (Côté, 2021). 

Aussi, les PSI sont plus sujettes à certains troubles de santé mentale (Oppenchaim et al., 2010), pouvant jouer sur le niveau de désir sexuel, tels que l’anxiété, la dépression et le syndrome de stress post-traumatique (Oppenchaim et al., 2010). Ces troubles peuvent être exacerbés par la consommation de médicaments, de drogues et d’alcool, ce qui peut être le cas des PSI, puisque leur taux de consommation est plus élevé que la population générale (Oppenchaim et al., 2010). La consommation peut également affecter les capacités érectiles et le niveau de désir (Oppenchaim et al., 2010).

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La stigmatisation de la sexualité des PSI

Lorsque les relations amoureuses et sexuelles entre PSI sont abordées, elles sont souvent perçues de manière négative, comme étant des relations de dépendance à l’autre, soit de nature financière, économique et matérielle, voire comme étant des relations abusives (Côté et al., 2013). Les préjugés concernant les sexualités des PSI sont tellement présents dans la société qu’ils peuvent être internalisés par les PSI, notamment en ce qui concerne leur valeur autorapportée dans le dating, soit leur perception d’elles-mêmes, et de ce qu’elles méritent en terme de relation intime (Blais et al., 2012). En effet, vu l’instabilité et la précarité financière et matérielle, le capital érotique (la valeur d’une personne par rapport à son attrait sexuel perçu par autrui) accordé aux PSI est très bas. En internalisant cette perception, les PSI peuvent se voir comme n’ayant rien à offrir à un.e ou des potentiel.le.s partenaire.s, affectant leur estime de soi et rendant le dating plus difficile (Blais et al., 2012).

Dans le cadre d'une intervention de crise, un jeune homme avait exprimé à ma collègue et moi son grand désir d'avoir une partenaire. Il avait expliqué qu'en avouant à de potentielles partenaires qu'il vivait dans un centre d'hébergement, celles-ci avaient tendance à couper tout contact avec lui, ce qui lui procurait beaucoup de détresse : « Personne ne veut dater quelqu'un qui vit dans la rue. Toi, si tu parlais à quelqu'un qui te plait et que cette personne t'avouait vivre dans la rue, accepterais-tu de la dater? L'aimerais-tu quand même? » Ses propos avaient suscité beaucoup de questionnements internes par rapport à nos propres biais et préjugés envers les PSI.

Les PSI font face au double tabou que sont l'itinérance et la sexualité, rendant leur sexualité invisible (Blais et al., 2012; Côté, 2021). Ces deux concepts sont perçus comme étant incompatibles, car la sexualité des groupes marginalisés, notamment les PSI, ne correspond pas aux critères sociaux d’érotisme (Blais et al., 2012). Cette invisibilisation renforce le préjugé que les PSI n’ont pas de sexualité, car le sujet n’est jamais abordé (Blais et al., 2012; Côté, 2021). D’ailleurs, le manque de ressources pour les PSI, notamment en matière d’éducation à la sexualité, renforce le tabou entourant leur sexualité (Côté, 2021). Cette absence de discussion entourant la sexualité des PSI rend difficile pour la société de croire que les PSI peuvent avoir des fantasmes et un désir d’explorer différents érotismes (Blais et al., 2012). Ce manque d’accessibilité restreint donc grandement la possibilité des PSI d’avoir une sexualité saine et épanouissante.

Dans une ressource où je travaillais, il y avait un usager qui était fréquemment surpris à se masturber dans la salle de bain commune. Lorsqu’il a été rencontré, il a mentionné qu’il était sexuellement attiré par les miroirs, et c’est pourquoi il allait avoir ses rapports sexuels dans la salle de bain au lieu de sa chambre privée. Les coordonnatrices lui ont donc acheté un miroir pour sa chambre afin qu’il puisse se masturber en privé. Bien que l’intervention était très positive, je me rappelle que certain.e.s de mes collègues n’étaient pas en accord avec l’achat du miroir, voire ridiculisaient l’usager pour avoir un tel fantasme. Ça montre qu’il y a encore du travail à faire concernant nos perceptions sur les PSI et leur sexualité, et l’importance de réaliser qu’elles en ont une, comme tout le monde.

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Les relations en contexte de rue : un important facteur de résilience

Certaines études rapportent que les motivations des PSI à avoir des relations intimes incluent combler leurs besoins financiers et matériels (p. ex., hébergement, argent, drogues) (Blais et al., 2012; Côté, 2021; Côté et al., 2013). D’autres motivations incluent la recherche de reconnaissance sociale, notamment en faisant partie d’un groupe par le biais du ou de la partenaire. Il est aussi question d’un besoin de protection, en particulier pour les femmes dans la rue, qui sont plus susceptibles de vivre des violences à caractère sexuel, et pour qui la présence d’un partenaire peut créer un sentiment de sécurité (Blais et al., 2012; Côté, 2021; Côté et al., 2013). Cependant, les relations amoureuses et sexuelles entre les PSI sont beaucoup plus complexes : elles n’existent pas que pour répondre à des besoins pratiques (Blais et al., 2012; Côté, 2021, 2022; Côté et al., 2013; Wikström et al., 2018). 

Plusieurs PSI rapportent que les relations intimes leur procurent un important soutien psychologique et affectif (Blais et al., 2012; Côté, 2022). Lorsque les PSI sont engagées dans des relations intimes, on observe notamment une amélioration de l'estime de soi, une diminution des symptômes dépressifs, suicidaires et d'anxiété, une diminution des comportements hostiles et une diminution de leur consommation (Blais et al., 2012; Côté, 2022). Ces relations participent à la création d'un réseau de soutien (Côté, 2021) pouvant augmenter la motivation des PSI à sortir de la rue, à arrêter de consommer et à entreprendre des démarches de réinsertion sociale et/ou de réadaptation en dépendance (Blais et al., 2012).

Selon une étude réalisée auprès des jeunes en situation d’itinérance, ils et elles ont exprimé l’importance de l’établissement des rapports égalitaires au sein des relations dans la rue (Côté, 2021). Ces relations encourageraient le partage et l'entraide, notamment au niveau de l’hébergement, de la nourriture, des connaissances sur les codes de la rue et des ressources d’aide (Côté, 2021). Ces jeunes rapportent l’importance des relations dans la rue, car elles les aident à se sentir valorisé.e.s et à contrer l’isolement en partageant leurs expériences avec d’autres jeunes en situation d’itinérance. Ces relations favorisaient l’écoute, le non-jugement, l’entraide, la validation identitaire et le respect (Côté, 2021).

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Repenser nos pratiques : obstacles à déconstruire

Les relations amoureuses et sexuelles en contexte de rue sont marquées par une grande complexité. Au vu des facteurs explicités ci-haut, il est ardu d'avoir des relations épanouissantes pour les PSI. Cependant, les relations vécues en contexte de rue sont source de résilience pour les PSI. Il apparaît donc essentiel de repenser nos façons d'agir et d'intervenir afin de ne pas entraver la création de relations égalitaires favorisant l'épanouissement personnel et sexuel des PSI. De même, pour déconstruire nos biais et nos préjugés, il apparaît essentiel de remettre en question nos perceptions concernant les PSI et leur sexualité. 

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Bibliographie
itinérance, droits sexuels, intimité sexuelle, sexualité, tabou, stigmatisation, marginalisation, épanouissement sexuel

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