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Lorsque l’on parle de pornographie, plusieurs personnes pensent instantanément aux vidéos et aux films à caractère sexuel, qui sont disponibles sur les multiples sites Internet hébergeant ce genre de contenu comme PornHub. Pourtant, il existe toutes sortes de pornographies, qui ont leurs propres caractéristiques et parfois même leurs propres auditoires. C’est notamment le cas du matériel pornographique écrit, qui est utilisé de manière importante chez les femmes1 (Goldsmith et al., 2017; Solano et al., 2018). Cette chronique s’attardera à ce type de pornographie et son apport dans la sexualité des femmes.
Matériel pornographique écrit ou littérature érotique?
Pour commencer, il est ici primordial d’expliquer le choix d’appeler des écrits sexuellement explicites du « matériel pornographique écrit », et non de la « littérature érotique » comme il est souvent possible d’entendre. Certain.e.s auteur.e.s considèrent qu’il existe une différence entre de la pornographie et de la littérature érotique, puisque cette dernière présente une histoire et des personnages qui peuvent mener à une réponse davantage émotionnelle que sexuelle (Hardy, 2015). Par contre, Paasonen (2010) explique que la pornographie et la littérature érotique ne devraient pas être comprises comme étant mutuellement exclusives, mais plutôt comme se situant sur un continuum. En effet, une histoire présentant des scènes à caractère sexuel peut être appréciée à la fois pour la présence de sexualité et le développement de la relation entre les personnages. Par ailleurs, ce développement peut généralement influencer l’appréciation des scènes de sexualité par le lectorat. La dichotomie entre matériel pornographique écrit et littérature érotique n’est donc pas appropriée.
En parallèle, une autre raison – militante cette fois-ci – permet de justifier ce choix. Le mot « pornographie » renvoie souvent à un contenu culturel considéré comme étant socialement inférieur et sans valeur comparativement à d’autres types de contenu (voir ci-dessous le schéma de la culture hiérarchisée de Kipnis [2015]). Ainsi, utiliser le mot « pornographie » permet de contrer les jugements selon lesquels la sexualité serait vulgaire, en précisant que la littérature érotique contient elle-aussi des éléments sexuellement explicites. De plus, considérant que les femmes sont les principales usagères de matériel pornographique écrit, il s’avère ici pertinent de nommer les choses telles qu’elles sont. En effet, il a été documenté que les femmes peuvent parfois avoir honte de faire usage de pornographie par l’intériorisation de discours sur ce que devrait être une « bonne » sexualité (Ashton et al., 2019). Il est donc primordial dans ce contexte de contribuer à la normalisation de l’usage de pornographie chez les femmes, ce qui passe par la façon de nommer les choses.
Le phénomène Cinquante nuances
Impossible de parler de matériel pornographique écrit sans parler de la parution, en 2012, de la trilogie de livres à succès Cinquante nuances (Cinquantes nuances de Grey, Cinquante nuances plus sombres et Cinquante nuances plus claires). Pourquoi représente-t-elle dans l’imaginaire collectif la définition de matériel pornographique écrit?
L’histoire de Cinquantes nuances est centrée sur l’évolution de la relation très intense entre Anastasia Steele, une jeune diplômée, et Christian Grey, un homme d'affaires riche et mystérieux. Leur relation est tumultueuse et marquée par des pratiques sexuelles et des dynamiques de pouvoir impliquant plusieurs éléments associés au BDSM2, comme la servitude, la discipline, le sadisme et la soumission sexuelle.
Difficile d’expliquer exactement pourquoi cette série de livres en particulier est devenue si populaire, mais le fait qu’elle ait été de prime abord une fanfiction basée sur la populaire série de livres pour adolescent.e.s Twilight a certainement contribué à son renom. Néanmoins, cette popularité a permis de visibiliser plus largement ce type de pornographie dans notre société. Par contre, les discours dans l’espace public sur le matériel pornographique écrit sont rarement positifs. En effet, la popularité de la série Cinquante nuances a propagé dans l’usage courant le terme mummy porn (Boyle, 2018). Cela dépeint le matériel pornographique écrit comme étant de la « fausse » pornographie, ciblant les femmes d’un certain âge qui s’ennuient (Boyle, 2018). Il reste donc encore du chemin à faire pour normaliser l’usage de pornographie chez les femmes, sans les ridiculiser ou les juger pour leurs désirs ou fantasmes en matière de contenu à caractère sexuel. À l’inverse, il est important d’être critique envers ce que présente Cinquante nuances, car cette série est considérée par plusieurs adeptes du milieu BDSM comme étant problématique dans sa manière de présenter les pratiques et le consentement (Tripodi, 2017). C’est donc une série de livres contenant de la sexualité explicite parmi tant d’autres, avec ses qualités et ses (importants) défauts, qui a toutefois permis de mettre la table pour l’étude du matériel pornographique écrit.
C’est effectivement dans le contexte de la grande popularité de la série Cinquante nuances que plusieurs recherches en sciences sociales se sont intéressées à cette série. Plus précisément, les études se sont attardées aux motivations d’usage et aux retombées d’usage, c’est-à-dire les effets produits à la suite de l’usage, du matériel pornographique écrit en prenant Cinquante nuances comme corpus d’analyse. Ces recherches avaient des échantillons comprenant uniquement ou majoritairement des femmes. Deux aspects sont ressortis concernant les motivations d'entamer la lecture de Cinquante nuances. En effet, dans l’étude de Deller et Smith (2013), des participantes expliquaient apprécier discuter des livres avec d’autres personnes. De leur côté, certaines femmes de l’étude de Click (2015) indiquaient que l’attrait de la série est aussi la présence de sexualité dite « risquée ».
Pour ce qui est des retombées d’usage, l’étude de Deller et Smith (2013) a documenté différentes réactions lors de la lecture de Cinquante nuances. Leurs résultats suggèrent qu’elles sont pour la plupart complexes, voire même contradictoires. En effet, plusieurs personnes participantes expliquent qu’elles ont trouvé les scènes de sexualité excitantes, alors que d’autres personnes non. Ces dernières indiquaient qu’elles n’aimaient pas les pratiques présentées, ou encore que cela était à cause de la relation problématique entre les deux protagonistes. D’autres personnes ont expliqué en avoir appris sur les pratiques BDSM, ou encore avoir découvert des fantasmes ou préférences sexuelles. Ainsi, ces réponses ne permettent pas de catégoriser la série Cinquante nuances comme ayant uniquement des retombées positives ou négatives, car les rétroactions sont diversifiées et nuancées. Curieusement, une étude réalisée auprès de 715 femmes âgées de 18 à 24 ans suggère que les participantes ayant lu la série étaient plus enclines à avoir des attitudes ou croyances sexistes (Altenburger et al., 2017).
Cependant, et c’est une grande limite des connaissances actuelles, le fait d’étudier un seul livre ou une seule série réduit notre compréhension des motivations et retombées d’usage du matériel pornographique écrit au sens large. En ce sens, au-delà des séries de romans contenant de la sexualité explicite, les fanfictions et le matériel pornographique écrit disponibles en ligne ont aussi la cote auprès du public.
Les fanfictions et le matériel pornographique écrit en ligne
Les fanfictions sont des histoires fictives publiées en ligne qui s’inspirent d’œuvres connues, comme l’univers d’Harry Potter, ou encore qui portent sur de vrai.e.s artistes et/ou des célébrités. Ces histoires sont disponibles sur différents sites Internet conçus à cet effet, les plus connus et populaires étant ArchiveOfOurOwn.org, FanFictions.net et Wattpad.com. Les fanfictions ne sont pas toujours sexuellement explicites, mais beaucoup d’entre elles le sont, participant ainsi à leur popularité (Döring, 2021). Elles contribuent à l’usage de matériel pornographique écrit, d’autant plus qu’elles sont lues et écrites majoritairement par des femmes (Guarriello, 2018). Quelques études se sont d’ailleurs intéressées aux fanfictions sexuellement explicites, et il en ressort que les personnes usagères peuvent, lors de l’usage, ressentir de l’excitation sexuelle, en être diverties, ou encore y découvrir certaines préférences sexuelles (Meggers, 2012; Neville, 2018). Mais la retombée la plus importante et significativement spécifique aux fanfictions est la plus grande ouverture d’esprit envers les communautés LGBTQ+ (Döring, 2021). En effet, le slash est un genre de fanfiction présentant des relations interpersonnelles et sexuelles entre deux personnes de même genre, souvent deux hommes. Le slash est d’ailleurs majoritairement rédigé par ou pour les femmes, ce qui en fait un genre de fanfiction très populaire auprès des lectrices (Neville, 2018). Ainsi, il semble y avoir des retombées à plus grande échelle, que l’on pourrait même qualifier de politiques. En effet, l’usage de fanfictions érotiques permet de briser les tabous et d’explorer la sexualité à l’extérieur des normes sociales dominantes hétéronormatives (Neville, 2018).
Enfin, mention spéciale au site Internet Literotica.com, qui permet la publication d’histoires à caractère sexuel par les personnes utilisatrices. Ces histoires sont 100 % fictives et contribuent, comme les fanfictions, à rendre accessible gratuitement du contenu pornographique écrit. Cependant, cela peut aussi invisibiliser le travail (souvent de femmes) qui ne sont pas rémunérées comparativement aux auteur.e.s de livres (Flegel et Roth, 2014). En revanche, peu d’études se sont intéressées à ce genre de sites Internet et son apport dans l’usage de pornographie (Paasonen, 2010).
Portrait des personnes usagères de matériel pornographique écrit, leurs motivations et retombées d’usage
Quelles sont les personnes faisant usage de matériel pornographique écrit? L’étude de Kohut et ses collègues (2017) révèle que, chez les personnes faisant usage de pornographie seule, 99 % des hommes rapportent utiliser des vidéos, comparativement à 92 % des femmes. En ce qui concerne l’usage de matériel pornographique écrit, ce sont 49 % des femmes qui rapportent en utiliser, comparativement à 24 % des hommes (Kohut et al., 2017). Par ailleurs, Kraxenberger et ses collègues (2021) ont tracé le portrait des personnes qui lisent des romans contenant de la sexualité explicite. Ainsi, leurs résultats suggèrent que ces personnes sont en majorité des femmes hétérosexuelles, en couple, éduquées et qui se décrivent comme de grandes lectrices.
Mon mémoire en sexologie en recherche qualitative portait sur l’usage de matériel pornographique écrit chez les personnes s’identifiant au genre femme3. Pour ce faire, nous avons individuellement interviewé neuf femmes dans l’optique d’explorer leurs motivations et les retombées de leur usage. En plus des motivations que l’on pourrait qualifier de « classiques » en ce qui concerne l’usage de pornographie (p. ex., se distraire, s’exciter sexuellement, se masturber), plusieurs participantes avaient aussi une autre motivation importante. En effet, plusieurs expliquaient choisir volontairement de faire usage de matériel pornographique écrit pour s’assurer que la pornographie qu’elles utilisent soit éthique, donc qu’elle ne crée pas de tort à de « vraies » personnes (Villeneuve, 2024). Cela fait d’ailleurs grandement écho à ce qui a déjà été documenté par rapport à la pornographie féministe, où l’éthique est un aspect important dans le choix de pornographie à consulter pour plusieurs femmes usagères (Liberman, 2015). Par ailleurs, dans l’étude, les femmes font preuve d’agentivité, car elles sont en mesure de faire des choix pour prioriser leur plaisir sexuel avec un médium pornographique qui correspond plus à leurs valeurs (Villeneuve, 2024). De plus, en ce qui concerne les retombées d’usage, plusieurs ont été documentées, mais la plus importante réfère à l’alimentation de leurs désirs et fantasmes et au fait qu’elles peuvent mieux cerner leurs préférences sexuelles (Villeneuve, 2024). Cela suggère donc que le matériel pornographique écrit peut représenter une alternative éthique pour les femmes qui souhaitent faire usage de pornographie comparativement aux vidéos pornographiques, d’où l’importance de le normaliser en tant que tel.
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1 Malgré que le terme « femme » soit utilisé tout au long de cette chronique pour désigner toute personne s’identifiant au genre féminin, les propos rapportés d’auteur.e.s peuvent ne pas être inclusifs des personnes non cisgenres.
2 Bondage, discipline, domination, soumission et sadomasochisme
3 Pour en savoir plus sur les résultats et la démarche complète, il est possible de consulter mon mémoire sur Archipel, le dépôt institutionnel en libre accès de l’Université du Québec à Montréal.
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