Ce texte a bénéficié de l’apport de l’Association des juristes progressistes, que nous remercions chaleureusement.
Lors de son procès civil, Gilbert Rozon a choisi de contester la constitutionnalité de deux articles du Code civil du Québec. Le premier, l’article 2858.1 C.c.Q, protège les victimes de violences sexuelles et conjugales contre la présentation de certains éléments de preuve jugés non pertinents, évitant ainsi la revictimisation et l’usage de stéréotypes sexistes. Le second, l’article 2926.1 C.c.Q, supprime tout délai de prescription en matière de violence sexuelle et conjugale, ouvrant ainsi aux victimes la possibilité d’intenter une action en justice, même pour des agressions survenues plusieurs décennies plus tôt.
À l’automne 2017, alors que le mouvement #MoiAussi prend de l’ampleur au Québec et ailleurs dans le monde, Gilbert Rozon se retrouve au cœur d’une série d’accusations d’agressions et de harcèlement sexuels. Plusieurs femmes prennent la parole publiquement, évoquant des faits qui s'étendent sur plus de trente ans, dont certains remontent aux années 80.
Dans les semaines qui suivent ces accusations, un collectif de plaignantes s'unit sous le nom de Les Courageuses. Le 27 novembre 2017, le groupe dépose une demande d’action collective. Leur objectif est de démontrer que Rozon aurait adopté un comportement abusif, systématique et répétitif envers plusieurs femmes sur une longue période de temps. Au printemps 2018, la Cour supérieure autorise l’exercice d’une action collective par Les Courageuses contre Gilbert Rozon. Mais cette victoire est de courte durée, car en janvier 2020, la Cour d’appel du Québec renverse la décision, jugeant que les situations rapportées ne sont pas assez similaires pour être entendues ensemble. La Cour suprême confirme cette conclusion quelques mois plus tard.
Parallèlement, un dossier criminel est ouvert. Mais sur une trentaine de plaintes déposées au SPVM, une seule est retenue, celle d’Annick Charette, qui affirme avoir été agressée par Rozon dans les années 1980. Après un procès suivi de près par les médias et le public, la juge Mélanie Hébert rend son verdict le 15 décembre 2020 : Rozon est acquitté. Dans sa décision, la juge souligne que, même si le témoignage de Madame Charette est crédible, le droit criminel exige que la culpabilité soit établie hors de « tout doute raisonnable ».
En 2021, l’affaire prend un nouveau tournant sur le plan civil. La première à déposer une poursuite est Patricia Tulasne, le 15 avril, réclamant 1,6 million de dollars pour une agression alléguée en 1994. Quelques semaines plus tard, le 6 mai, Lyne Charlebois dépose sa propre plainte, alléguant un viol survenu en 1982 et réclamant 1,7 million de dollars en dommages-intérêts compensatoires et punitifs. D’autres femmes suivent, parmi lesquelles Danie Frenette, Anne-Marie Charette, Annick Charette, Sophie Moreau, Martine Roy, Mary Sicari et Guylaine Courcelles, toutes affirmant avoir été victimes d’agressions ou de harcèlement sexuels entre le début des années 1980 et le milieu des années 1990. Les montants réclamés par chacune varient entre 1,25 et 2,2 millions de dollars.
Le 9 décembre 2024, après plusieurs années de procédures, le procès civil s’ouvre au palais de justice de Montréal. Neuf plaignantes sont alors jointes dans une seule instance. Cette jonction procédurale diffère de l’action collective, dans la mesure où chaque demanderesse agit en son nom propre, avec ses faits, ses moyens de preuve et ses prétentions. Le regroupement ordonné par le tribunal poursuit uniquement un objectif d’économie procédurale, visant à éviter la tenue de neuf procès parallèles impliquant les mêmes témoins et la même défense. Contrairement à une action collective qui requiert l’existence d’une faute commune à toutes les membres du groupe, chacune de ces actions conserve son autonomie juridique. Ainsi, le procès se déroule simultanément, mais les juges seront appelés à se prononcer séparément sur la responsabilité civile de Rozon à l’égard de chacune des demanderesses.
Lors de ce procès civil, Gilbert Rozon conteste deux articles du Code civil du Québec.
Le premier, l’article 2858.1 C.c.Q, adopté en novembre 2024 à la suite des recommandations du Comité d’experts sur l’accompagnement des personnes victimes d’agressions sexuelles et de violence conjugale, interdit la présentation de certains éléments de preuve jugés non pertinents concernant les victimes de violence sexuelle ou conjugale. Cela inclut notamment la réputation d’une victime, son comportement sexuel non lié au litige, le fait de ne pas avoir porté plainte aux autorités après l’agression ou le fait d’être restée avec l’auteur de la violence. Le fardeau incombe au défendeur de démontrer la pertinence de ces éléments, ce que Rozon n’a pas réussi à faire.
Cette disposition vise à protéger les victimes contre la revictimisation ou la victimisation secondaire au cours du procès, en évitant le recours à des stéréotypes sexistes. Elle codifie également des principes de droit déjà reconnus, notamment en droit criminel, où une protection similaire existe depuis longtemps (voir articles 276 et suivants du Code criminel). Rozon affirme que l’article 2858.1 C.c.Q limite son droit de présenter une défense « pleine et entière », mais concrètement, il cherche à pouvoir utiliser des arguments stéréotypés et sexistes pour discréditer les victimes.
Le second, l’article 2926.1 C.c.Q, rend imprescriptibles les actions civiles réclamant des dommages corporels liées à la violence sexuelle. Si Rozon avait gain de cause, cela viendrait grandement restreindre le droit des victimes à obtenir réparation pour des actes survenus des décennies plus tôt.
Pendant le procès, les neuf demanderesses ont choisi de ne pas invoquer l’article 2858.1 C.c.Q, afin d’éviter tout retard dans la tenue des procédures. Malgré ce désistement, Rozon a maintenu son appel, soutenant qu’il subissait un « fort préjudice ». Le 11 avril 2025, la Cour d’appel du Québec a rejeté sa demande.
Bien que cet appel ait été rejeté, la question de la constitutionnalité de ces deux articles demeure entière. Autrement dit, Rozon ne peut pas présenter certains faits dans son procès civil pour l’instant, mais il continue de contester devant les tribunaux le bien-fondé de ces dispositions.
La contestation de Gilbert Rozon ne se limite pas à un affrontement juridique entre un défendeur et ses victimes : elle soulève des questions profondes sur la capacité du système judiciaire à protéger les survivantes de violences sexuelles et à garantir l’effectivité de leurs droits. Une décision en sa faveur créerait un précédent aux conséquences potentiellement déstabilisantes : elle pourrait éroder la reconnaissance de la parole des victimes, restreindre leur accès à la réparation et compromettre les acquis législatifs récents. Plus encore, elle participerait à la perpétuation d’une culture d’impunité, où la vulnérabilité des survivantes se transforme en un outil procédural pour limiter la responsabilité des auteurs.
Cette contestation doit être comprise dans un contexte historique et social plus large. Depuis des décennies, les violences sexuelles ont souvent été traitées par le système judiciaire à travers des filtres de stéréotypes et de normes genrées, marginalisant les victimes et protégeant les auteurs, parfois au prix de décennies d’impunité. En remettant en cause les articles 2858.1 et 2926.1 C.c.Q., Rozon ne conteste pas seulement une règle de procédure : il cherche à réactiver, sous le couvert du droit « à une défense », des mécanismes institutionnels qui ont historiquement minimisé la gravité des violences sexuelles et porté atteinte à la dignité des survivantes.
Le procès civil acquiert ainsi une dimension symbolique et épistémique. Il ne s’agit pas seulement de l’évaluation de dommages économiques, mais de l’affirmation d’un principe fondamental : la justice doit être capable de reconnaître la crédibilité des victimes sans les réduire à des stéréotypes ou à leur réputation. Chaque décision judiciaire devient une modalité de production de normes sociales, influençant la manière dont la société entend et protège les survivantes.
Au cœur de cette procédure se trouvent neuf femmes dont le courage et la détermination dépassent la seule sphère juridique. En choisissant de porter leurs actions malgré les décennies écoulées, elles incarnent la force collective des survivantes et la dynamique transformatrice du mouvement #MoiAussi. Leur engagement souligne que la justice ne peut se contenter d’un traitement technique des preuves : elle doit refléter un engagement éthique et social envers celles et ceux qui ont subi des violences.
Cette affaire rappelle que la protection des survivantes est une responsabilité collective, à la fois juridique et sociale. Les articles 2858.1 et 2926.1 C.c.Q. ne sont pas de simples outils procéduraux : ils constituent des instruments de justice visant à rééquilibrer des rapports historiquement inégalitaires. La question posée par cette contestation dépasse le cas individuel de Rozon : elle interroge la société sur la valeur qu’elle accorde à la dignité des survivantes et sur les conditions dans lesquelles la justice peut véritablement être équitable et inclusive. Quelle société souhaitons-nous bâtir si notre système judiciaire continue de protéger les puissants au détriment de celles et ceux qui ont été victimes de violences?
Vous avez été victime de violence sexuelle ou connaissez quelqu’un dans cette situation? Des ressources sont disponibles pour vous aider :
Info-Aide Violence Sexuelle
Service gratuit et confidentiel d’écoute, de soutien et d’information pour toute personne touchée par la violence sexuelle.
Téléphone : 1 888-933-9007 (24 h/7 jours)
SOS Violence Conjugale
Accueil, information, sensibilisation et soutien pour les victimes de violence conjugale et d’agressions sexuelles.
Téléphone : 1 800-363-9010 (24 h/7 jours)
Texto : 438-601-1211
Centres d’aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel (CALACS)
Accompagnement, prévention et défense des droits pour les victimes d’agression sexuelle et leurs proches.
Soutien immédiat : 1 888-933-9007
Regroupement des CALACS : 1 877 717-5252
Centres d’aide aux victimes d’actes criminels (CAVAC)
Services gratuits et confidentiels pour victimes et témoins d’actes criminels.
Téléphone : 1 866-532-2822
Bibliographie
Code civil du Québec, RLRQ c. CCQ-1991, art. 2926.1 (2020). https://www.legisquebec.gouv.qc.ca/fr/document/lc/CCQ-1991?langCont=fr&utm
Code civil du Québec, RLRQ c. CCQ-1991, art. 2858.1 (2024). https://www.legisquebec.gouv.qc.ca/fr/document/lc/CCQ-1991?langCont=fr&utm_
Institut national de santé publique du Québec. (2025, août 21). Cadre légal en matière d'agression sexuelle. https://www.inspq.qc.ca/violence-sexuelle/legislation/cadre-legal
Loi modifiant le Code civil pour notamment rendre imprescriptibles les actions civiles en matière d’agression à caractère sexuel, de violence subie pendant l’enfance et de violence conjugale, Projet de loi 55, LQ, ch. 13
Ministère de la Justice du Canada (2016). « Le processus d’appel dans le système judiciaire du Canada », dans Ministère de la Justice, [en ligne]
Secrétariat à la condition féminine. (2020). Rebâtir la confiance : Rapport du comité d’experts sur l’accompagnement des victimes d’agressions sexuelles et de violence conjugale. Gouvernement du Québec. https://cdn-contenu.quebec.ca/cdn-contenu/adm/org/SCF/publications/violences/Rapport-accompagnement-victimes-AG-VC.pdf
Travaux publics et Services gouvernementaux Canada (2011). « Preuve hors de tout doute raisonnable », dans TERMIUM Plus, [en ligne]
Trudel Johnston & Lespérance. (2021). Les Courageuses contre Gilbert Rozon : la ligne du temps.
La dernière version de ce texte a été publiée le 19 septembre 2025.
Commentaires