Crédit photo : Camille Dubuc

Chronique • Tatouage : enjeux des corps tracés

27 octobre 2020
Lou Bonnet
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Les 3 sex* a organisé en février 2020 l’évènement « Corps tracés : tatoué.e.s pour la diversité sexuelle et de genre » où neuf artistes de tatouage se rassemblaient pour une fin de semaine de travail bénévole. Les fonds amassés ont été versés à quatre organismes de bienfaisance du Québec œuvrant pour la diversité sexuelle. Plus d’une cinquantaine de participant.e.s ont reçu des dessins uniques sur leur peau pour la cause, amassant près de 5000 $ en deux jours.

Parallèlement, Denise Bombardier, figure notable de la presse québécoise, amorçait l’année 2020 avec son article intitulé « Être à la mode », paru le 10 janvier dans le Journal de Montréal. Le tatouage est au premier plan de son article d’opinion, où les tatoué.e.s y sont décrit.e.s comme des « …monstres, [des] personnes déshumanisées, [des] amateurs à la recherche de toutes les nouveautés parfois illicites et sexuellement déviantes et criminelles, [des] abuseurs, exploiteurs et manipulateurs se [croyant] au-dessus des lois ». Malgré la controverse habituelle qu’attirent les idées de Bombardier (Radio-Canada, 2018), les vagues médiatiques suscitées par son article ont mené à la constatation que la pratique du tatouage demeure un phénomène permettant de sonder l’actualité sociale et culturelle, au Québec comme ailleurs.

Aux États-Unis, près de 50 % des millénariaux et 40 % des personnes âgées de 26 à 40 ans arborent des tatouages (Ruffell et Wilson, 2019; Shannon-Massal, 2016). Ainsi, pour reprendre les mots de Bombardier, quels sont donc les rouages derrière ces « idées à la mode sur lesquelles s’abattent tous les obsédés cherchant à s’affranchir des interdits, des tabous et des codes sociaux, moraux ou culturels dont ils se croient prisonniers? ».

L’évolution de l’appropriation

Il s’impose comme une évidence que le tatouage est tout sauf une invention occidentale. Une des origines du mot tel qu’on le connaît aujourd’hui (« tattoo ») vient du dialecte tahitien « ta-tu », qui signifie « marquer », introduit par James Cooke dans la langue anglaise autour de 1760 (Mitchell, 2019). En relevant les plus vieilles traces de la pratique du tatouage, on constate qu’elles remontent à très loin, jusqu’à l’ère du paléolithique supérieur, soit entre 38 000 et 10 000 ans avant l’ère commune (Faulkner et Bailey, 2018). En Amérique du Nord, cet art est pratiqué de façon ancestrale par une multitude de peuples autochtones, jusqu’à ce qu’il soit perturbé par l’arrivée de l’époque coloniale. Le tournant du XVIIe siècle annonce en effet le début de l’appropriation des techniques autochtones par les Européen.ne.s, marquant sur leur peau des symboles religieux plutôt que des symboles tribaux (Faulkner et Bailey, 2018). Le tatouage devient ainsi de plus en plus commun chez les voyageurs et voyageuses et chez les marins.

Jusqu’à la fin du XIXe siècle, le tatouage existe autant chez les femmes que chez les hommes des classes supérieures, témoignant principalement de souvenirs de voyages exotiques. Malgré une baisse de popularité chez les classes aisées au tournant des années 1900, les Première et Seconde Guerres mondiales ont pour effet de populariser le tatouage chez les militaires.

Les décennies 70 et 80 transportent ensuite le tatouage vers une culture plus marginale, devenant symbole de rébellion et de mouvements sociaux transgressifs (Farley et al., 2019). Vers la fin des années 80, les tatouages apparaissent plus acceptés et plus répandus chez les femmes, chez qui cette pratique était relativement peu présente durant le XXe siècle. Plus récemment, il est possible d’observer la démocratisation du tatouage dans la culture populaire, propulsée par la mondialisation des années 90. Portant la pratique du tatouage au premier plan dans les médias, on voit désormais ceux-ci sur la peau des célébrités en tous genres (athlètes, vedettes de la musique, de la télé et du cinéma, etc.; Farley et al., 2019).

Une encre genrée

Le tatouage est intrinsèquement lié à une symbolique de masculinité hétérosexuelle blanche au fil de l’histoire occidentale. Les exemples symboliques sont multiples : les pin-ups tatouées sur les marins de la fin du XIXe, puis du XXe siècle (Mitchell, 2019); le style américain hyper patriotique (« traditionnel ») des années 20 à 50; les tatouages de « rebelles » (punks, vedettes rock, gangs de moto) des années 50 à 80 dans un contexte plus marginal, mais toujours dominé par les hommes et enfin, les athlètes et les vedettes de téléréalité au tournant des années 90 et 2000 où le corps masculin, blanc, tatoué est glorifié à travers la publicité (Farley et al., 2019; Mitchell, 2019).

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Crédit photo : BAB/LFI. Utilisation équitable. David Beckham, athlète de soccer de haut niveau, arborant ses premiers tatouages visibles à la télévision en 2004.
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Crédit photo: Pinterest/Mark Freeman. Exemple de tatouage patriotique traditionnel américain du début du 20e siècle
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Hormis les symboles en eux-mêmes, la perception de tatouages larges et très visibles est encore aujourd’hui codée comme typiquement masculine, tandis que les tatouages discrets, fins, facilement dissimulables sont perçus comme plus féminins (Mitchell, 2019).

Du côté des artistes de tatouage, l’aspect genré du tatouage transparaît à plusieurs niveaux. À travers l’utilisation d’Instagram notamment (devenu récemment un outil crucial pour les artistes), plusieurs différences peuvent être perçues en fonction du genre. La façon d’interagir avec la clientèle en est un exemple : contrairement aux hommes, les femmes auraient tendance à maintenir plus de communications continues avec l’audience, ce qui renvoie au concept de travail relationnel (relational labour; Mitchell, 2019). Par ailleurs, le type de contenu partagé serait perçu comme typiquement masculin ou féminin, les comptes de tatoueurs dévoilant généralement moins de contenu personnel et limitant les interactions avec la clientèle, contrairement aux femmes qui publient parfois des selfies ou interagissent de manière plus personnalisée avec leur clientèle via leurs publications (Mitchell, 2019). Dans le studio de tatouage, une pratique se réalisant dans une ambiance de care (où le ou la client.e est accueilli.e avec un grand soin, dans une dynamique de pouvoir horizontale et avec une attention particulière), est perçue comme typiquement féminine (Mitchell, 2019).

Sang d’encre

Il est impossible de parler de tatouage sans aborder son rôle dans le racisme ancré dans la société occidentale. Les racines de ce racisme remontent à très loin : outre l’appropriation répandue de pratiques initialement présentes chez les Autochtones d’Amérique du Nord et de partout ailleurs, il y a eu l’utilisation aberrante du tatouage forcé pour marquer et identifier les esclaves noir.e.s au XIXe siècle. Encore aujourd’hui, on déplore l’appropriation, par des artistes blanc.he.s, de symboles propres à des communautés racisées afin de les tatouer sur des client.e.s blanc.he.s ou encore, les réticences de ces artistes à tatouer les peaux plus foncées, par manque d’intérêt ou d’expérience (Mitchell, 2019).

Ink Master, une des téléréalités les plus visionnées en matière de tatouage avec un auditoire régulier de deux millions d’Américain.e.s, présente de façon clairement discriminatoire les peaux foncées. Sur fond de compétition, les artistes de l’émission se sabotent entre eux et elles en confiant des « canevas » de personnes racisées à leurs adversaires, un des artistes vétérans y affirmant même : « I don’t want the dark canvases. They take away half your skill set. »1 (Kitt, 2017, p. 19). Le manque de représentation de peaux foncées et noires dans le contenu lié au tatouage sur les réseaux sociaux est évident, certain.e.s artistes évitant même de publier des photos de leurs client.e.s aux peaux foncées pour prioriser le contraste de l’encre sur les peaux blanches sur leurs réseaux (Kitt, 2017).

Ce racisme se retrouve sans surprise dans le monde du tatouage montréalais. La difficulté à trouver des artistes racisé.e.s et/ou noir.e.s dans la métropole a été soulignée par plusieurs artistes ayant participé à la collecte de fonds pour la diversité sexuelle de Les 3 sex*. Une de celles-ci mentionnait que le tatouage à Montréal est majoritairement blanc, cisgenre, masculin et qu’il était « difficile de s’y démarquer en tant qu’artiste noir.e ».

Une autre artiste racisée affirmait durant l’entrevue liée à l’évènement qu’elle aussi avait eu « en tant que femme et personne de couleur […] du mal à entrer dans l’univers du tatouage ». Il est important de souligner qu’on recense à Montréal environ 33 % de « minorités visibles », dont 10 % sont des personnes noires (Statistique Canada, 2016).

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Why It's Hard For People Of Color To Get Great Tattoos

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Donner du sens, au-delà de la peau

Plusieurs études témoignent de la propension des personnes s’identifiant comme queer à se faire tatouer; il s’agirait presque du double de la moyenne de la population américaine tatouée cisgenre hétérosexuelle (Huang, 2016). Les raisons de cette disparité sont multiples et le sens et la symbolique du tatouage dans l’histoire récente ont été étudiés à plusieurs reprises. On peut trouver une partie d’explication grâce à l’étude de Gill (2019). Elle caractérise entre autres cet art comme un outil interpersonnel et relationnel, par le fait d’appartenir à une communauté et de collaborer avec un.e artiste. Le tatouage peut aussi se traduire en une agentivité corporelle, offrant un contrôle et un pouvoir sur le corps (par exemple à travers la planification du tatouage ou le contrôle de la perception des autres et de soi-même sur son image corporelle; Gill, 2019). Le tatouage sert également de dispositif identitaire via la construction d’une symbolique personnelle et l’idée de conservation d’une histoire, de traces sur soi.

D’ailleurs, trois des motivations principales de se faire tatouer seraient pour célébrer une transition, pour embellir le corps et pour exprimer son individualité (Kluger, 2019).

Ces études corroborent l’expérience personnelle de plusieurs artistes bénévoles révélée lors d’entrevues pour le projet de collecte de fonds organisé par Les 3 sex* en février 2020. Un des artistes bénévoles soulignait que, pour lui, tatouer la peau était une façon d’embellir le canevas que constitue la peau dans laquelle on se trouve tous et toutes, cette « prison de chair ». Un.e autre des artistes évoquait justement cet art comme une réappropriation du corps, où vivre son identité queer passait principalement par le corps et la façon de l’habiter. Iel2 ajoutait que le tatouage permettait la création d’un univers visuel, d’une mythologie personnelle (création de symboles uniques à l’artiste) devenant partagée une fois tatouée sur plusieurs personnes (qui partagent cette même symbolique artistique). Tou.te.s les artistes ou presque parlaient d’une relation d’égal à égal avec le ou la client.e et jamais d’une relation de pouvoir verticale vis-à-vis de la personne tatouée.

#ScusePasScuseMmeB3

En fin de compte, n’en déplaise à Denise Bombardier, l’art du tatouage dépasse la mode et demeure un catalyseur des mêmes enjeux de taille liés au racisme, à l’orientation sexuelle, à l’identité et aux rôles de genre parmi lesquels nous naviguons tou.te.s historiquement aussi bien qu’actuellement. Cet art porté sur soi, permettant d’incarner une identité complexe, de tisser des liens, de garder des traces, d’exprimer une réalité contemporaine et d’habiter notre corps trouve sa raison d’être bien au-delà d’une « idée à la mode » et d’une façon de « s’affranchir des interdits, des tabous et des codes sociaux, moraux ou culturels » (Bombardier, 2020).

 

1 « Je ne veux pas de canevas foncés. Ils t’enlèvent la moitié de tes compétences .»
2 « Iel » est un pronom neutre et inclusif qui peut désigner à la fois les personnes s’identifiant au genre masculin, celles s’identifiant au genre féminin et celles s’identifiant à un autre genre ou ne s’identifiant à aucun genre.
3 Un remerciement spécial à Pénélope McQuade pour l’autorisation d’utilisation du mot-clic « #ScusePasScuseMmeB ».

Pour plus de détails sur le projet « Corps Tracés », cliquez ici.

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Références
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Pour citer cette chronique :

Bonnet, L. (2020, 27 octobre). Tatouage : enjeux des corps tracés. Les 3 sex*https://les3sex.com/fr/news/1490/chronique-tatouage-enjeux-des-corps-traces 

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