An Orphan World (couverture) – Photo modifiée par Les 3 sex* – Utilisation équitable

Roman • An Orphan World

27 mai 2021
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Dans An Orphan World (Un mundo huérfano dans la version originale en espagnol), Giuseppe Caputo donne voix à un narrateur qui raconte parallèlement la découverte de son homosexualité et la lutte quotidienne contre la pauvreté, qu’il mène aux côtés de son père. Cet auteur colombien, en lice pour la Bogotá 39¹, est né en 1982 à Barranquilla. Après des études aux États-Unis en création littéraire et en étude de genre, il a été le directeur culturel du Festival International du Livre de Bogotá. Il enseigne désormais au Instituto Caro y Cuervo, toujours dans la capitale colombienne.

La Colombie est, depuis le 28 avril, animée d’une profonde crise sociale, ce qui situe ma lecture dans un contexte très particulier. De nombreuses protestations ont lieu, en effet, dans les plus grandes villes du pays, d’abord pour s’opposer à la hausse des impôts (projet maintenant retiré), mais aussi pour exiger des politiques plus solidaires à la situation économique, aggravée par la pandémie. Ce mouvement a rapidement été avivé par la répression policière, responsable de plus de 42 mort.e.s et 1700 blessé.e.s², sans parler des cas d’agressions sexuelles et de disparitions. En brossant le portrait de personnages vivant dans la précarité, Caputo révèle les impacts de la situation économique du pays et de la pauvreté qu’elle engendre, nous permettant ainsi de mieux comprendre les origines politiques de la colère actuelle.

Dès le début du roman, le père trouve des moyens inusités et fantaisistes pour survivre à la pauvreté. Accompagné de son fils, il offre entre autres des conseils dans le bar du quartier, vend des tartes, transforme leur maison en un lieu d’attraction touristique : « It’ll be the neighbourhood’s first ever landmark: the house that talks, welcomes the locals and tells them what it’s feeling. » (p. 19). Si, au premier coup d’œil, la solidarité semble au cœur de la relation entre le père et le fils, on comprend cependant que ce dernier porte davantage le poids du travail du care : le père se permet d’avoir des rêveries absurdes, ou même de se déconnecter du réel en restant au lit, complètement muet. En dépit de l’asymétrie relationnelle causée par le care, ces deux hommes demeurent ensemble, au point où la tendance protectrice du fils pour son père peut se transmuer en actes violents : « ‘Why did you push [my dad]?’ Then, in disgust and rage, I bashed his head back against the ground. » (p. 112). Nous avions vu, dans En finir avec Eddie Bellegueule d’Édouard Louis, la trajectoire d’un homme gai, transfuge de classe. Giuseppe Caputo propose quant à lui un parcours différent, à savoir le récit d’une solidarité à tout prix entre un père et un fils : « To remind you, my shinning light, that we still have love. » (p. 5)

Des scènes racontant les premières relations sexuelles du fils entrecoupent les épisodes vécus avec le père. Caputo nous transporte dans un club gay, où les corps dansent au rythme de la musique et des black lights, puis du côté d’un sauna : « And there and then I understood the codes of the place: we were in a labyrinth, and we, the men inside it, were doors, walls and mirrors. Paths, in and of ourselves, every one of us. » (p. 51). Il nous amène également à explorer la cybersexualité d’une plateforme similaire à Chatroulette³, où le fils rencontre une série de corps segmentés, torses nus, têtes sans corps, queues indifférenciées : l’auteur déclare avoir voulu « [condenser] les 30 à 40 ans d’histoire du cruising et la manière que les hommes ont essayé de se rencontrer dans les relations sexuelles⁴ » (ma traduction).

Bien que, par moment, l’écriture de Caputo soit simple, comique et légère, le roman baigne dans une atmosphère de violences et d’agressions. Par exemple, le lectorat retrouve des indices d’un massacre homophobe ayant eu lieu dans un club, massacre auquel le fils a survécu. De plus, lors d’une manifestation en soutien aux victimes, Caputo met en scène la répression policière : les forces de l’ordre tirent sur la foule et réservent au fils un traitement homophobe et cruel : « Utterly disinterested, he says to the other policeman, or to no one, ‘How come they didn’t kill this one, though?’. / A momentary silence. / Then, more laughter. » (p. 98). Un passage qui ne peut être lu avec légèreté, considérant la crise sociale et la brutalité policière faisant rage dans les villes de Colombie.

Enfin, ma lecture a été, à plusieurs reprises, troublée par des passages très romancés, dont la forme et la dramatisation sont plutôt traditionnelles et scénaristiques, un style qui m’est de moins en moins familier. Je trouve dommage, par ailleurs, que le récit soit autant abstrait : il n’y a aucune référence historique, et les personnages principaux et la ville ne possèdent pas de nom. Peut-être, cependant, des clés de lecture sont-elles cachées pour ceux et celles qui connaissent mieux que moi le contexte socioculturel de la Colombie. C’est le cas de l’image du papillon (mariposa) dont Caputo se sert pour structurer le récit; il s’agit en espagnol d’une insulte homophobe, élément essentiel dont l’évidence s’est perdue, pour moi, dans la traduction. Néanmoins, la construction en parallèle de plusieurs récits ainsi que le contraste entre l’austérité de la survivance et l’effervescence des clubs dénotent une franche maîtrise de l’art du récit.

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¹ Giuseppe Caputo a été sélectionné en 2017 pour faire partie de cette liste de 39 écrivain.e.s latino-américain.e.s de moins de 39 ans.
² Agence France-Presse. (2021, 19 mai). Crise sociale en Colombie : nouvelles manifestations à la veille de négociations. Journal de Montréal, en ligne. (Page consultée le 21 mai 2021).
³ Un site web de rencontre via messagerie et webcam, où les internautes sont jumelé.e.s de façon aléatoire et ils/elles peuvent changer d’interlocuteurs/interlocutrices grâce à un seul clic.
⁴  « Me contó que en el capítulo en el que habla del sauna y de Chatroulette —que él bautiza como La Ruleta— quiso condensar los 30 o 40 años de historia del cruising y de la manera cómo los hombres han intentado encontrarse en el sexo. »
Tania Tapia Jáuregui. (2016, 8 octobre). “Un mundo huérfano”, una novela sobre despojo, vergas y violencia. Vice, en ligne. (Page consultée le 21 mai 2021)

Référence 

Auteur : Giuseppe Caputo
Titre : An Orphan World
Date de parution : 7 mars 2021
Maison d’édition : Charco Press

Il est possible de se procurer ce livre en librairie au coût de 23,95 $.

homosexualité, homophobie, relation père-fils, pauvreté, classe sociale, roman, Colombie