La brèche – crédit : Jean-François Sauvé – Photo modifiée par Les 3 sex* – Utilisation équitable

Théâtre • La brèche : amour et culpabilité

5 octobre 2021
Jade Préfontaine
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Montréal a la chance de compter un théâtre entièrement consacré à l’exploration des imaginaires de femmes artistes : Espace GO, sis rue Saint-Laurent. Le théâtre soutient d’ailleurs des femmes artistes en résidence de création et leur permet de développer leur pratique pendant des périodes d’environ trois ans. Après la comédienne et metteure en scène Sophie Cadieux (2011-2014) et l’autrice et comédienne Évelyne de la Chenelière (2014-2018), c’est le cycle de la metteuse en scène Solène Paré (2018-2021) qui s’est achevé récemment avec la pièce La brèche de l’autrice états-unienne Naomi Wallace, traduite par Fanny Britt.

Le cœur de l’œuvre représente un évènement lié à la culture du viol, que les informations disséminées au fil du texte amènent à constamment réinterpréter. Gravitent autour de ce nœud des thèmes comme l’amour, la culpabilité, la sexualité, les rapports entre les classes et la santé mentale. L’écriture précise de Wallace, sans aucun détail inutile, construit une fable qui questionne les notions de consentement, de pouvoir, de virginité et de responsabilité avec un humour parfois grinçant.

L’action se dévoile grâce à des allers-retours entre deux temporalités : les années 1970, au moment de l’adolescence de Jude (Valérie Tellos), Hoke (Rudi Loup Duperré), Frayne (Gabriel Lemire) et Acton (Alice Dorval), et le début des années 1990, alors qu’un funeste évènement réunit à nouveau Jude (Ève Pressault), Hoke (François-Xavier Dufour) et Frayne (Jean-Moïse Martin), devenu.e.s adultes. Les personnages adolescents évoluent dans le sous-sol chez Jude et son petit frère Acton, un lieu aux poutres basses où trône le divan. Le trio d’adultes, quant à lui, se tient principalement dans l’espace au-dessus du sous-sol, un espace plus dépouillé, lieu de révélations et de confrontations verbales. Dans la scénographie de Max-Otto Fauteux, l’opposition verticale entre les espaces de jeux connote l’enfouissement de l’événement survenu lors du 17e anniversaire de Jude dans la conscience des personnages.

Les dialogues évoquent de manière claire et juste les rapports entre les personnages, très crédibles. Jude est dépeinte comme un personnage volcanique, loin de la vision stéréotypée de la victime. Elle garde la face malgré la pauvreté dans laquelle elle et son frère vivent. Acton est un jeune brillant mais influençable et vulnérable. L’intimidation qu’il subit à l’école le pousse à chercher l’amitié et la protection de Hoke et Frayne, duo dominé par le premier, le fils d’un prospère propriétaire d’entreprise.

En somme, les contraintes pandémiques respectées ne se font pas trop sentir, malgré un effet d’ensemble un peu statique. La metteuse en scène Solène Paré arrive avec brio à faire sentir la grande tendresse et la complicité de Jude et de son petit frère et les jeux de pouvoir entre tous les personnages. Dans cette œuvre, elle prolonge sa « recherche sur l’impact du rêve américain sur nos corps. La pièce LA BRÈCHE [...] explore la cruauté des jeux adolescents de trois garçons et une fille qui tentent de s’imposer dans une société capitaliste prônant la culture du viol. En quête de dignité, ils testent les limites de leur pouvoir social et sexuel. » (Paré, 2021)

Si l’histoire se déroule dans le passé, ce serait faux de penser qu’elle dépeint une réalité révolue. Au contraire, les mouvements sociaux des dernières années (#metoo, #AgressionNonDénoncée et #DisSonNom) et la hausse des féminicides montrent le contraire. La culture du viol est bien enracinée, et ce n’est pas parce qu’on en dévoile les fondements que le travail est fait : il faut mettre la hache dedans, dessoucher et rebâtir. La pièce, écrite en 2015, reste criante d’actualité et dérangeante. Naomi Wallace, dramaturge, scénariste, poète et militante pour les droits humains, a d’ailleurs vu les représentations de sa pièce annulées aux États-Unis en raison du retrait d’un commanditaire lié à l’industrie pharmaceutique.

La pièce a d’abord été jouée au Festival d’Avignon en 2019 dans une traduction française de Dominique Hollier. La traduction québécoise, spécialement conçue pour la production à Espace GO et signée par la talentueuse et prolifique Fanny Britt, rend avec justesse les divers registres de langue et leurs ramifications affectives dans les interactions entre les personnages.

À l’instar de Silvia Federici, pour qui les liens entre sexisme et classisme sont évidents, tant la pièce que la mise en scène soulignent la manière dont le capitalisme fait violence aux corps des femmes. On souhaiterait que la pièce parte en tournée pour faire entendre cette parole qui sonne juste (tant dans sa langue québécoise que dans ses problématiques actuelles) dans toutes les régions.

Référence

Metteuse en scène : Solène Paré
Traductrice : Fanny Britt
Autrice : Naomi Wallace
Titre : La brèche
Dates : 31 août au 18 septembre 2021, supplémentaires les 12 et 19 septembre et du 21 au 26 septembre
Lieu : Espace GO

théâtre, consentement, viol, agression sexuelle, honte, culpabilité, virginité, capitalisme