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Chronique • Le potentiel romantique des algorithmes

9 mai 2018
Eden Fournier
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À l’instar de la recherche en psychologie, de nombreuses études sexologiques présentent comme limite bien réelle la non-représentativité de leurs échantillons. Documenté dans la littérature scientifique, ce phénomène renvoie aux études WEIRD (en anglais, Western, Educated, Industrialized, Rich and Democratic) : les études ayant pour échantillon des personnes éduquées, occidentales et vivant au sein de sociétés démocratiques, riches et industrialisées (Henrich et al., 2010). 

Bien que les sites de rencontre et les réseaux sociaux aient pour objectif de favoriser les nouvelles rencontres – amoureuses, sexuelles, amicales –, les données numériques issues de leur utilisation semblent avoir été peu étudiées par le champ de la sexologie. Or, l’analyse de celles-ci permettrait d’affiner notre compréhension des comportements liés à la séduction et au sentiment amoureux en prenant appui sur des échantillons plus diversifiés en termes d’appartenance culturelle, de diversité sexuelle, de niveau d’éducation ou d’emplacement géographique. À cette fin, seront mis en lumière les travaux de statisticien.ne.s et de chercheur.e.s en intelligence artificielle ayant trait aux dynamiques amoureuses afin de souligner l’intérêt d’intégrer des disciplines de prime abord non sexologiques dans l’étude de la sexualité humaine.

OkCupid, mathématiques et capital érotique

Christian Rudder, cofondateur de OkCupid et diplômé de Harvard en mathématiques, souligne que les implications d'un site de rencontre sous-tendu par des algorithmes – ayant pour objectif d’estimer la compatibilité des dyades formées par les utilisatrices et les utilisateurs du site – sont tangibles. Rudder estime que chaque jour, 30 000 couples se rencontrent pour la première fois et que de ceux-ci, 3 000 demeureront ensemble à long terme et 200 se marieront (Rudder, 2014). Tel que le souligne l’ouvrage du mathématicien, s’intéresser aux sites et aux applications de rencontre en ligne permet de mieux cerner les désirs, les habitudes et les aversions de ses utilisatrices et de ses utilisateurs.

Bien que plusieurs méthodes peuvent être employées afin de recueillir des données sur les préférences et les comportements en ligne des individus, l’une des méthodes des plus simples, mais aussi des plus efficaces, consiste à inviter les utilisatrices et les utilisateurs à voter. Or, les outils en ligne permettant d’identifier les préférences des individus sont désormais si communes qu’on y porte peu attention : « Ratings are everywhere on the Internet. Whether it’s Reddit’s up/down votes, Amazon’s customer reviews, or even Facebook’s “like” button, websites ask you to vote because that vote turns something fluid and idiosyncratic your opinion into something they can understand and use. » (Rudder, 2014) De la même manière, les sites et les applications de rencontre invitent les utilisatrices et les utilisateurs à indiquer leur intérêt pour le profil consulté par un swipe sur Tinder ou, autrefois, par une note correspondant à une, deux, trois, quatre ou cinq étoiles sur OkCupid. 

En employant cette technique, Rudder a pu documenter que les utilisateurs hétérosexuels de tous les âges estiment que les femmes hétérosexuelles âgées de plus de 19 ans, mais de moins de 25 anspossèdent, à leurs yeux, le plus important capital érotique (Hakim, 2010). Si cette observation découle du calcul de la moyenne d’étoiles accordées anonymement à chaque photo de profil, l’auteur souligne que les patrons d’attirance de ces utilisateurs se veulent médiés par les normes sociales selon lesquelles il est peu acceptable de contacter, en ligne, une femme beaucoup plus jeune que soi. Au final, lorsque c'est le nombre de messages envoyés qui est comptabilisé ou l'âge sélectionné par le biais des filtres de recherche qui est considéré, les hommes hétérosexuels tendent à contacter les utilisatrices ayant un âge similaire au leur : « no matter how people might vote in private or what they prefer in the abstract, there aren’t many fifty-year-old men successfully pursuing twenty-year-old women. For one thing, social conventions work against it. For another, dating requires reciprocity. What one person wants is only half of the equation » (Rudder, 2014).

En outre, Rudder souligne également que les utilisatrices hétérosexuelles présentant un plus haut taux de variance en ce qui a trait aux votes obtenus sont presqu’aussi souvent contactées que les utilisatrices perçues comme possédant un capital érotique élevé. En d’autres mots, les utilisatrices faisant moins l’unanimité reçoivent presqu’autant de messages que celles incarnant les standards de beauté. À cet effet, une femme dont le profil appartient au 20e percentile, mais présentant une variance significative reçoit autant d’attention sur le site qu’une femme se hissant au 70e percentile (c’est-à-dire qu’une femme jugée plus jolie que la majorité des utilisatrices d’OkCupid). Rudder attribue ce phénomène au fait que ce sont les personnes accordant cinq étoiles aux profils du 20e percentile qui envoient la majorité des messages reçus par les femmes dont la beauté ne fait pas l’unanimité et constituent, en quelque sorte, des admirateurs enthousiastes (fanboys). L’idée selon laquelle la variance – ou le fait de ne pas faire l’unanimité – constitue un attrait somme toute positif a été également documenté en psychologie sociale sous le nom du pratfall effect (Aronson et al., 1966). 

Facebook, la théorie des réseaux et la circonscription des sentiments amoureux

Si la théorie des six degrés de séparation – théorie selon laquelle un maximum de six personnes interposées sont nécessaires afin de lier une personne à n’importe quelle autre dans le monde – a été nuancée par une équipe de chercheur.e.s travaillant pour Facebook (sur Facebook, 3,5 personnes séparent, en moyenne, chaque utilisatrice ou utilisateur), il semble que la théorie des réseaux (network theory) peut également être mise à profit afin de prédire le taux de succès d’un couple ayant affiché leur relation sur Facebook. Selon Backstrom et Kleinberg (2014), il est possible, d’une part, d’identifier la ou le partenaire romantique d’une utilisatrice ou d’un utilisateur Facebook en analysant la configuration spécifique des réseaux d’ami.e.s du couple sans tenir compte du statut relationnel affiché et, d’autre part, de prédire la longévité de celui-ci à partir de l’analyse d’un patron d’interactions en ligne spécifique. Pour y arriver, les chercheur.e.s ont analysé les réseaux d’ami.e.s Facebook d’approximativement 1,3 million de profils appartenant à des individus âgés d’au moins 20 ans, ayant entre 50 et 200 ami.e.s virtuel.le.s et indiquant sur leur profil être en relation avec un.e partenaire. Les chercheur.e.s soulignent que ce n’est pas le nombre d’ami.e.s en commun qui constitue l’indicateur le plus fiable de l’existence d’une relation à long terme, mais bien le degré selon lequel les groupes d’ami.e.s des deux partenaires sont plus ou moins bien connectés entre eux (l'indicateur de dispersion). Il est à noter que chez les jeunes couples (c’est-à-dire en relation depuis moins de douze mois), c’est le nombre de fois que le profil respectif a été vu par l’autre partenaire qui constitue la variable la plus apte à identifier les dyades amoureuses. Au final, selon les résultats obtenus par machine learning – champ de l’intelligence artificielle renvoyant au processus d’apprentissage automatique des machines –, c’est la dispersion du cercle social des deux partenaires qui est corrélée au succès d’une relation en termes de longévité. 

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L’emploi de données numériques dénominalisées permet de diminuer le biais de désirabilité et la non-représentativité des échantillons rendant difficile la généralisation des résultats de recherche en sciences sociales. Toutefois, l’analyse de ces données pose un problème éthique non négligeable : si les individus employant ces sites consentent, par la création d’un compte, à la cueillette de leurs données, la non-utilisation des réseaux sociaux engendre des conséquences négatives au regard de l’omniscience et de la popularité de ceux-ci.

À cet effet, une sociologue états-unienne ayant tenté de ne laisser aucune empreinte virtuelle de sa grossesse a conclu que le coût sociopolitique lié à la non-utilisation des réseaux sociaux et d'autres navigateurs usuels (colligeant des données numériques afin d’offrir des publicités ciblées aux internautes) était élevé (Vertesi, 2014). Au-delà du temps et de l’énergie investis afin de préserver son anonymat en ligne – notamment en ne consultant des sites liés à la maternité qu’à partir de Tor, un réseau informatique d’anonymisation, ou en ne réglant ses achats en ligne qu’avec des cartes-cadeaux payées en argent comptant –, c’est l’impression, au final, d’œuvrer dans l’illégalité ou de s’inscrire en marge de la société, qui constitue, pour la sociologue, la plus lourde conséquence liée au désir de protéger sa vie privée en ligne. Par conséquent, il semble juste de s’interroger quant à l’existence d’un véritable consentement libre et éclairé ayant trait à la cueillette de ses données numériques liée à l’utilisation des réseaux sociaux. 

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En somme, les résultats de recherche obtenus par le biais d’algorithmes et de l’intelligence artificielle soulignent que de nouvelles manières de concevoir la séduction et le sentiment amoureux sont à l’oeuvre. À cet effet, les sexologues auraient tout intérêt à s’y intéresser – notamment en investissant le champ de l’intelligence artificielle, encore majoritairement masculin et hétérocentré – quitte à souligner le potentiel romantique des algorithmes. 

L’auteure tient à remercier Mehdi Mirza, chercheur en intelligence artificielle.

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Références
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Pour citer cette chronique :

Fournier, E. (2018, 9 mai). Le potentiel amoureux des algorithmes. Les 3 sex*. https://les3sex.com/fr/news/4/chronique-le-potentiel-romantique-des-algorithmes 

intelligence artificielle, algorithme, technologie, capital érotique, réseaux sociaux, internet, machine learning

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